Robert Silverberg - Les montagnes de Majipoor

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Majipoor est l’une des plus belles créations de Robert Silverberg. Il a exploré l’histoire et la géographie de cette planète géante dans trois de ses oeouvres les plus fameuses,
,
et
.
Dans le quatrième volet de cette immense fresque, indépendant des précédents, il s’attache à suivre le destin du prince Harpirias. Ce jeune homme brillant et plein d’avenir a offensé par mégarde l’un des hommes les plus influents de Majipoor, et le voilà relégué dans une lointaine province à un obscur poste administratif qui le fait périr d’ennui. Son seul espoir de regagner un jour le Mont du Château passe par une mission dangereuse. Il lui faudrait, au péril de sa vie, s’aventurer chez des barbares mythiques qui peupleraient une vallée perdue tout près du pôle glacé pour négocier la libération de quelques savants. Flanqué de rudes Skandars à quatre bras et d’un interprète Métamorphe à la loyauté incertaine, il se risque sans enthousiasme loin du monde, loin de ce qu’il croit être la vie. Pour y apprendre le courage et y trouver, peut-être, l’amour.

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Robert Silverberg

Les montagnes de Majipoor

« J’ose affirmer que nul homme ne s’aventurera jamais plus loin que moi… Brouillards épais, Tempêtes de neige, Froid intense, tout ce qui peut rendre la Navigation dangereuse, il faut l’affronter, et ces difficultés sont grandement accrues par l’aspect d’une horreur indicible du Pays, un Pays condamné par la Nature à ne jamais sentir la chaleur des rayons de Soleil, mais à demeurer constamment enfoui sous une neige et une glace éternelles… »

Capitaine JAMES COOK, Journal

1

Le ciel, d’un bleu de glace au long de toutes les semaines du voyage d’Harpirias vers le nord, dans ce pays accidenté et désolé, avait pris ce jour-là une couleur plombée. L’air était devenu si froid qu’il semblait brûler la peau. Le vent âpre, cinglant, qui avait brusquement commencé à s’engouffrer dans le passage resserré s’ouvrant dans la gigantesque paroi rocheuse de la montagne, poussait des nuages de fines particules, des myriades de parcelles acérées qui cinglaient les joues découvertes d’Harpirias comme de minuscules insectes piqueurs.

— Prince, dit Korinaam le Changeforme, qui était le guide de l’expédition, vous m’avez demandé hier ce qu’était une tempête de neige. Aujourd’hui, vous le saurez.

— Je croyais que ce devait être l’été ici, fit Harpirias. Il neige donc même en été dans les Marches de Khyntor ?

— Même en été, oh ! oui, très souvent, répondit Korinaam avec sérénité. De nombreux jours d’affilée, parfois. Nous appelons cela l’été des loups. Quand les amas de neige dépassent la tête d’un Skandar et que les steetmoys affamés arrivent par dizaines du Grand Nord pour s’attaquer aux troupeaux des fermiers des contreforts.

— Par la Dame, si c’est ce qu’on appelle l’été, à quoi peut bien ressembler l’hiver ici ?

— Si vous êtes croyant, répondit Korinaam, vous feriez bien de prier pour que le Divin ne vous donne jamais l’occasion de le découvrir. Venez, prince. Le col nous attend.

Les yeux plissés, Harpirias leva un regard inquiet vers les sommets dentelés. Le ciel pesant paraissait tuméfié, boursouflé. Avec une ardeur croissante, le vent tourbillonnant lui lançait à la figure des poignées de ces exaspérantes particules glacées.

À l’évidence, il serait suicidaire d’affronter la violence de cette tempête. Les sourcils froncés, Harpirias se tourna vers Korinaam. Le Changeforme ne semblait aucunement troublé par les éléments déchaînés. Sur son corps fluet et fragile, il ne portait en tout et pour tout qu’une bande d’étoffe jaune qui lui ceignait les reins ; son torse à la peau verdâtre, à l’aspect caoutchouteux, paraissait insensible aux assauts du froid mordant ; son visage aux traits quasi inexistants – nez minuscule, fente si peu marquée de la bouche, petits yeux taillés en amande sous les lourdes paupières – était presque impossible à déchiffrer.

— Croyez-vous vraiment qu’il soit prudent d’essayer de franchir ce col pendant qu’il neige ? demanda Harpirias.

— Plus prudent que de rester ici en attendant les avalanches et les torrents qui se formeront, répondit le Changeforme.

L’espace d’un instant, ses paupières se relevèrent, montrant des yeux noirs, implacables, au regard inflexible.

— Quand on parcourt ces routes à l’époque de l’été des loups, reprit-il, la règle est de monter aussi haut que possible. Venez, prince. Ce que vous voyez n’est pas la vraie chute de neige. Il ne s’agit que d’un signe avant-coureur, de la glace poussée par les premières bourrasques. Nous devons nous mettre en route avant que les choses ne se gâtent.

Korinaam sauta dans le flotteur qu’il partageait avec Harpirias. Huit véhicules semblables étaient alignés derrière, sur l’étroite route de montagne. À leur bord se trouvaient les deux douzaines de soldats de cette expédition dans les terres inhospitalières du Nord qu’Harpirias conduisait avec si peu d’enthousiasme, et le matériel censé leur être utile au long du difficile et périlleux voyage dans cette contrée rebutante et désolée. Mais Harpirias hésita encore un moment. Debout près de la portière ouverte du flotteur, la tête levée, il continua de regarder avec une fascination horrifiée en direction de la tempête imminente.

De la neige ! De la vraie neige !

Il savait ce qu’était la neige. On en parlait dans certaines histoires qu’il avait lues dans son enfance. C’était de l’eau congelée, de l’eau transformée par un froid intense en une sorte de substance tangible. La neige avait un caractère magique : une belle poussière blanche, pure et austère, d’un froid dépassant l’entendement, qui fondait au contact de la main.

Magique, oui. Irréelle, matière de légendes et de sorcellerie. Nulle part ou presque sur l’immense planète de Majipoor il n’était possible de trouver des températures assez basses pour que l’eau se congèle. On ne voyait assurément jamais de neige sur les pentes du Mont du Château, où Harpirias avait passé son enfance et les premières années de sa vie d’homme au milieu des chevaliers et des princes de la cour du Coronal, et où les énormes machines de climatisation construites en des temps lointains faisaient bénéficier les Cinquante Cités de la douceur d’un printemps éternel.

On prétendait pourtant que la neige tombait parfois, au plus fort de l’hiver, sur les crêtes de certaines autres montagnes : au sommet du Mont Zygnor, dans le nord d’Alhanroel, et sur la chaîne des Gonghars, qui s’étirait au centre du continent de Zimroel. Mais Harpirias ne s’était jamais approché à moins de quinze cents kilomètres de Zygnor, ni à moins de huit mille des Gonghars. Il n’était jamais allé nulle part où une chute de neige aurait pu se produire, jusqu’à ce qu’on lui confie du jour au lendemain le commandement de cette incroyable mission au cœur des territoires septentrionaux de Zimroel, sur le haut plateau aride, cerné de montagnes, connu sous le nom de Marches de Khyntor. La véritable patrie de la neige, fameuse pour ses vents mugissants et ses pics pris dans l’étreinte des glaciers. Sur toute la surface de Majipoor, c’était le seul endroit où régnait le véritable hiver : derrière les imposantes montagnes surnommées les Neuf Sœurs, qui isolaient toute une péninsule du reste de la planète et la vouaient à un climat particulier, rude et glacial.

Mais c’est en été qu’Harpirias et ses compagnons accomplissaient le voyage vers Khyntor. Il ne s’attendait pas, même dans cette région, à subir une tempête de neige, tout au plus à apercevoir quelques crêtes festonnées des restes de la neige de l’hiver précédent. Il en avait vu. Les voyageurs n’avaient parcouru que quelques centaines de kilomètres au nord des collines arrondies et verdoyantes qui s’élèvent derrière la cité de Ni-moya quand le paysage avait commencé à changer, la végétation drue et luxuriante cédant la place à des bouquets clairsemés d’arbres au tronc jaune, et ils avaient abordé les contreforts des Marches, s’élevant lentement sur un terrain pentu, formé de plates-formes grises de granit, sillonné de ruisseaux rapides, jusqu’à ce qu’apparaisse enfin la première des Neuf Sœurs de Khyntor : Threilikor, la Sœur Éplorée. Mais il n’y avait pas de neige sur Threilikor à cette saison, seulement la multitude de ruisseaux, de torrents et de cascades qui lui donnaient son nom.

La deuxième montagne était Javnikor, la Sœur Noire, et la route qu’ils suivirent pour longer ses flancs permit à Harpirias de voir sa face nord où, près du sommet, la roche noire était comme incrustée de taches blanches éparses, souillée d’affreuses tavelures. Encore plus au nord, sur les versants de la montagne appelée Cuculimaive – la Jolie Sœur, une masse symétrique de pierre rose, agrémentée d’innombrables flèches, parapets et affleurements rocheux de toutes les formes possibles et imaginables.

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