Jerusha le vit vaciller et se précipita pour le soutenir avant qu’il s’effondre. Sans se soucier des conséquences, elle lança par-dessus son épaule, d’une voix accusatrice :
— Qu’est-ce que vous avez tous ? Que voulez-vous de lui ? Qu’il se tranche encore une fois les poignets ? Vous voulez voir son « honneur » disparaître dans l’évier ? Un des vôtres, un officier de police courageux, dévoué, a vécu un enfer et a eu la force de survivre et tout ce que vous trouvez à lui dire, c’est « Crève » !
— Vous n’êtes pas des nôtres, commandant, lui répondit posément Sirus. Gundhalinu comprend. Mais vous ne le pourriez jamais.
— Les dieux en soient loués !
Elle aida Gundhalinu à se hisser sur la table, sans faire attention aux personnalités qui sortaient de la salle en marmonnant. Elle avait entendu le président de l’Assemblée élever la voix pour traiter Gundhalinu d’un qualificatif réservé aux plus bas des Inclassés. Gundhalinu en tremblait encore.
— Citoyen Sirus !
Jerusha profita de l’intervention de Moon pour se retourner pendant que Gundhalinu se ressaisissait. Sirus hésita sur le seuil et Moon luttait visiblement contre une colère noire en le regardant en face. Elle remporta la victoire et une autre émotion, plus pressante, surmonta la colère.
— Je dois vous parler.
Sirus haussa les sourcils et jeta un coup d’œil furieux à Gundhalinu.
— Je crois que l’on a déjà trop parlé.
Elle secoua la tête d’un air obstiné, faisant danser ses longs cheveux pâles.
— Il s’agit d’autre chose.
— Est-ce comme une sibylle que vous demandez cela ?
— Non. Je vous le demande comme votre nièce.
Sirus resta figé sur le seuil. L’arrière-garde des Kharemoughis se retourna, scandalisée, et disparut dans le couloir. Jerusha clignait des yeux et Gundhalinu s’était redressé.
— C’est au sujet de votre fils, du dernier Festival, ajouta Moon.
Sirus interrogea ses souvenirs, hocha la tête et fit signe à Moon de passer dans la salle voisine. Moon obéit, en se retournant. Gundhalinu la suivit des yeux, comme s’il ne pouvait supporter de la perdre de vue ; il avait une expression désespérée.
— BZ… Inspecteur Gundhalinu !
— Madame.
Il tourna docilement la tête mais son attention resta ailleurs. Jerusha hésita, pas très sûre de ce qu’elle allait faire.
— BZ… Tu n’es pas vraiment amoureux de cette fille, n’est-ce pas ?
— Et si je l’étais, commandant ? répliqua-t-il trop posément. Ce serait peut-être un scandale, mais pas un crime.
— Tu ne te rends donc pas compte de ce qu’elle est ?
Il leva vers elle un regard coupable et ne répondit pas.
— C’est la fille que les techleggers ont enlevée il y a cinq ans, dit-elle en sachant qu’il ne l’ignorait pas. Elle est proscrite, elle est revenue illégalement. Elle devra être déportée.
— Commandant, je ne peux pas…
Il enfonça son poing valide dans la table matelassée.
— Si tu es réellement amoureux d’elle, BZ, ce ne serait pas un problème. Épouse-la, emmène-la comme ta femme.
— Je ne peux pas.
Il ramassa sur la table une sonde acérée et essaya la pointe sur sa main.
— Tu ne vas pas laisser ces snobs hypocrites…
— Il ne s’agit pas de ça. Et ne parlez pas ainsi des dirigeants de l’Hégémonie ! Ils ont parfaitement le droit de me critiquer.
Jerusha ouvrit la bouche et la referma.
— Moon ne voudrait pas m’épouser. Elle est… promise, murmura-t-il en reposant la sonde sur le plateau, d’une voix laissant entendre que ce lien officieux demeurait inconvenant pour lui. À son cousin… le fils du Premier secrétaire Sirus. (Il se tourna de nouveau vers la porte, encore stupéfait.) Elle l’aime. Elle a tenté d’aller à Escarboucle pour le trouver… Il s’appelle Sparks Marchalaube.
— Sparks ?
— Vous le connaissez ?
— Oui, et toi aussi. Nous l’avons sauvé des trafiquants d’esclaves un soir, le jour de ta dernière visite au palais. Ensuite, Arienrhod s’est chargée de lui, elle en a fait un de ses favoris à la cour. Et ça l’a complètement pourri.
Gundhalinu fronça les sourcils.
— Alors, il est possible…
— Qu’est-ce qui est possible ?
— Moon croit qu’il est Starbuck.
— Starbuck ! s’exclama Jerusha en se frappant le front. Mais oui… oui… cela concorde. Merci, mes dieux ! Et merci à toi. Je cherche à savoir qui est Starbuck, pour l’inculper de meurtre et pour avoir tué illégalement des ondins.
— De meurtre !
— Oui. Il a assassiné un Dillyp, ou laissé faire ses Limiers. Et je croyais qu’il avait également assassiné Moon… mais le Dillyp suffit. Cette fois, je vais frapper Arienrhod là où cela lui fera le plus mal !
Ainsi, tu es encore plus pourri que je le croyais, Marchalaube. Elle vit en pensée un jeune garçon meurtri à la flûte brisée, un assassin en noir, en surimpression sur une plage jonchée de cadavres. Jamais, dans mes plus affreux cauchemars, je n’ai imaginé que tu tomberais si bas.
— Je… J’ai promis à Moon que nous le trouverions, que nous l’aiderions si nous le pouvions. Et sinon, le Changement aura raison de lui.
— N’en sois pas trop certain. Ainsi, Moon le veut toujours, même après l’avoir probablement vu faire ce qu’il a fait sur la plage ?
Jerusha fut frappée par l’idée déconcertante que Sparks appartenait à la fois à Arienrhod et à Moon, le clone de la reine.
— Comment le savez-vous ?
— Peu importe…
— Elle dit qu’elle l’aime toujours. On ne peut pas s’arrêter tout simplement, après des années… Elle veut simplement savoir s’il l’aime aussi.
Est-ce vraiment tout ? se demanda Jerusha.
— Je ne peux pas la laisser en liberté en ville, BZ. Je regrette mais je ne peux pas prendre ce risque.
— Je ne comprends pas. Elle ne va contaminer personne. Je resterai avec elle jusqu’à ce que nous le retrouvions.
— Et ensuite ?
Il leva les mains, les laissa retomber.
— Je ne sais pas… Commandant, le Changement est pour bientôt et, à ce moment, ça n’aura plus d’importance qu’elle soit allée en extramonde ou non. C’est une chose que les Étésiens détestent. Et elle n’a passé que quelques semaines à Kharemough. Quel mal peut-elle faire ?
— Tu me demandes quel mal elle peut faire, alors qu’elle connaît la raison de son existence ? Si nous arrivons à arrêter Starbuck, elle pourra partager une cellule avec lui. Mais autrement, crois-moi, il vaut mieux pour tout le monde qu’elle ne le revoie jamais, et qu’il ne la voie jamais.
— Je ne puis croire que c’est vous qui parlez ainsi, dit-il d’une voix lourde d’accusation.
— Et je ne puis croire que c’est toi qui prétends qu’elle n’est pas dangereuse, Gundhalinu ! Quelle mouche te pique ?
Ne me pousse pas à bout, BZ ; sois un bon Bleu et ne me force pas à te faire du mal maintenant.
— Je l’aime. Il me semble que c’est quelque chose.
— Plus que ton devoir ?
— Elle n’est qu’une jeune Étésienne innocente ! Pourquoi diable ne pouvons-nous la laisser tranquille ?
La détresse de Gundhalinu sautait aux yeux et Jerusha comprit qu’il était son propre inquisiteur le plus impitoyable.
— Elle n’est pas n’importe quelle Étésienne, BZ. Tu n’as jamais remarqué qu’elle ressemble beaucoup à Arienrhod ?
Il la regarda comme si elle était folle.
— Je parle sérieusement, BZ. J’ai toutes les raisons de croire que la reine a réussi à se faire cloner. Et son unique raison de le faire, c’est parce qu’elle ne veut pas qu’Hiver finisse. (Elle donna sans omettre un détail ses preuves indirectes.) Alors, tu vois… Moon est une sibylle. Je ne peux pas laisser Arienrhod mettre la main sur… sur elle-même, posséder une arme aussi mortelle. Elle fait tout ce qu’elle peut pour se cramponner à son pouvoir. ( Et pour continuer de corrompre tout ce qu’elle touche dans ce monde. ) Et moi je fais tout ce que je peux pour qu’elle ne s’en tire pas. Y compris garder Moon hors de sa portée.
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