— Nous y sommes presque.
Ils arrivèrent enfin à la ruelle des Citronniers. Moon trouva un magasin encore ouvert et demanda au boutiquier s’il connaissait Destinée Ravenglass. Il la regarda avec un curieux étonnement ; elle referma le col de sa tunique sur le tatouage.
— Destinée est juste à côté, ma petite demoiselle, mais vous ne la trouverez pas chez elle. Elle livre ses masques, un peu partout en ville. Revenez demain, vous aurez peut-être plus de chance.
Moon hocha la tête, muette de déception. Gundhalinu s’appuya contre le mur.
— Avez-vous quelque chose… un remède contre la toux ?
— Ma foi, il ne me reste pas grand-chose, répondit le marchand. Une amulette de bonne santé ?
Gundhalinu grogna et se détacha du mur.
— Venez, allons faire le tour des tripots.
— Non, dit Moon en le retenant. Trouvons d’abord un endroit où dormir. Nous reviendrons demain.
— Vous en êtes sûre ?
Moon hocha la tête, en mentant mais elle savait que, sans lui, elle serait complètement perdue dans cette ville.
Ils trouvèrent enfin un refuge chez l’ancienne logeuse de Gundhalinu, une femme maternelle, dodue, qui le prit en pitié dès qu’elle fut certaine qu’il n’était pas un fantôme. Elle les installa dans les chambres qui appartenaient à son grand fils.
— Je sais bien que vous ne volerez rien, inspecteur Gundhalinu !
Il fit une grimace, dès que la porte se referma sur eux.
— Elle n’a pas l’air de se soucier de ce que je vous ai amenée ici avec des intentions immorales.
Moon baissa la tête.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il sourit ironiquement.
— Rien, je suppose, dans cette ville. Dieux, j’ai hâte de retrouver l’eau chaude ! De me sentir de nouveau propre !
Il passa dans la salle de bains et bientôt elle entendit couler l’eau. Elle mangea sa part du pâté de poisson qu’ils avaient mendié dans la rue, assise près de la fenêtre le dos tourné à la chambre, une pièce comme toutes celles d’Hiver, prise entre la Mer et les étoiles. L’appartement était au premier étage et elle contemplait le Festival de haut, regardait la foule s’écouler comme du sang dans les artères de la ville. Tant de monde… tant de gens…
Coupée de toute cette vitalité artificielle, elle sentait ses forces l’abandonner de nouveau, désespérait de croire qu’elle reverrait un jour ce seul visage parmi des milliers. La machinerie des sibylles l’avait ramenée à Tiamat, à Escarboucle, mais qu’attendait-elle d’elle maintenant ? Aspoudh n’avait rien pu lui dire sur la façon d’agir de la machine, simplement que c’était une des choses les plus imprévisibles et les moins bien comprises de tout ce qu’une sibylle pouvait connaître. Elle s’était crue guidée mais à présent qu’elle était en ville, il n’y avait aucune révélation aveuglante pour l’aider : était-elle abandonnée, oubliée, laissée pour compter les grains de sable sur une plage infinie ? Comment trouverait-elle Sparks sans aucun secours ?
Et si elle le trouvait ? Qu’était-il devenu ? Un tueur impitoyable, faisant le sale travail de la reine d’Hiver, partageant même son lit ? Que lui dirait-elle si elle le trouvait, que lui dirait-il ? Il l’avait déjà repoussée deux fois, à Neith et sur cette grève hideuse… Combien de fois devrait-il lui dire qu’il n’était plus son amant ? Avait-elle réellement tant subi pour l’entendre le lui déclarer en face ? Elle porta une main à sa joue. Pourquoi est-ce que je ne peux pas renoncer ? Pourquoi ne puis-je l’avouer ?
La portière de la salle de bains s’écarta et Gundhalinu reparut, propre et rasé de près mais pudiquement revêtu des mêmes vêtements sales. Il s’étendit en soupirant sur le lit-divan, comme s’il avait épuisé tout le reste de ses forces. Moon s’enferma à son tour dans la petite salle d’eau, pour lui cacher les doutes qu’elle ne pouvait exprimer ni déguiser. Elle prit une douche ; l’eau chaude la détendit mais ne put la débarrasser de son remords.
En simple tunique, elle revint dans la grande pièce, en essuyant ses cheveux et ses yeux ; elle s’attendait à trouver Gundhalinu endormi mais il était à la fenêtre.
Elle le rejoignit. Côte à côte, sans se toucher, en communion silencieuse devant les petits carreaux en losanges, ils contemplèrent la rue, écoutèrent le tumulte du Festival qui faisait vibrer les vitres.
— Pourquoi suis-je venue ici ? Pourquoi est-ce que ça m’a fait venir, alors qu’il n’y avait pas de raison ?
Gundhalinu la regarda, surpris.
— Qu’est-ce que je vais faire, même si je le retrouve ? Je l’ai déjà perdu. Il ne veut plus de moi. Il a une reine… et il est prêt à mourir pour elle.
— Peut-être veut-il Arienrhod simplement parce qu’il ne vous a plus, hasarda Gundhalinu en la regardant, en cherchant sur son visage quelque chose qu’elle ne comprenait pas.
— Comment pouvez-vous dire cela ? Elle est une reine !
— Mais elle ne sera jamais vous, répliqua-t-il en lui effleurant la main. Et peut-être est-ce pour ça qu’il n’a plus envie de vivre.
Elle prit la main hésitante, la pressa, la leva à sa joue, l’embrassa.
— Tu me donnes l’impression… que je vaux quelque chose, alors que je vais à la dérive… que je suis perdue depuis si longtemps, murmura-t-elle en sandhi.
Il tourna la tête et dégagea sa main.
— Ne parlez pas sandhi ! Je ne veux plus jamais entendre cette langue ! Je ne suis pas digne de l’entendre. À la dérive… Moi, pas vous. De l’écume de mer, de la poussière dans le vent, de la boue sous les pieds de mon peuple…
— Taisez-vous ! Assez, assez ! Ne croyez pas cela ! C’est un mensonge. Vous êtes l’homme le meilleur, le plus généreux, le plus noble que j’aie jamais connu ! Je ne vous laisserai jamais croire que…
Il l’attira brusquement contre lui, il pencha lentement sa tête et elle offrit ses lèvres à son baiser. Moon ferma les yeux, elle l’embrassa encore en tremblant, elle sentit ses mains incertaines la caresser alors qu’elle répondait enfin à sa question muette.
— Comment suis-je venu ici ? murmura-t-il. Est-ce que je rêve ? Comment pouvez-vous…
— Je ne sais pas, je ne sais pas, ne me demandez rien.
Parce qu’il n’y a pas de réponse. Parce que je n’ai pas le droit de vous aimer, je ne l’ai jamais voulu… et pourtant je vous aime.
— BZ… c’est peut-être tout ce qu’il y aura… cela pourrait finir demain.
Parce que vous me donnez la force de continuer à chercher.
— Je sais, souffla-t-il et ses baisers devinrent plus exigeants. Je ne vous demande rien d’éternel… mais laissez-moi vous aimer maintenant.
— Starbuck !
Arienrhod répéta le nom : il n’avait pas levé les yeux de sa table de travail. Il releva lentement la tête, l’expression évasive et sombre, repoussa les outils de contrebande, les pièces détachées d’un appareil qu’il démontait avec précaution, couche par couche ; son atelier était plein d’éléments technologiques, dont il prétendait connaître et comprendre certains. Son habileté technique innée avait toujours plu à Arienrhod, jusqu’à présent. Mais, depuis qu’il était revenu de la dernière Chasse fatale, il s’était plongé dans les fantasmes stériles de la mécanique, pour se cacher d’elle et de lui-même.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Sa voix n’était ni curieuse ni hostile ; elle ne révélait rien du tout, pas plus que son expression. Arienrhod s’efforça de réprimer son irritation, sachant que seuls la patience et le temps l’arracheraient à sa sombre dépression. Il y avait des semaines qu’il ne s’était pas comporté en homme, qu’il n’avait cherché à faire l’amour, à la caresser, même à lui sourire. Pleine de ressentiment, elle n’avait plus le cœur de supporter sa mauvaise humeur.
Читать дальше