— Est-ce… la Reine d’Été ? souffla-t-elle.
La femme se tourna instinctivement vers le mur.
— C’est son masque. Qui elle sera, elle-même, c’est encore un mystère connu uniquement des dieux.
De la Dame, dit Moon sans réfléchir.
— Oui, naturellement.
La faiseuse de masques sourit un peu tristement ; Moon se rendait compte de tout ce que ce masque signifierait pour un Hivernien, et que rien n’était ce qui l’émouvait elle-même.
— Vous l’avez faite si belle, alors qu’en venant elle vous privera de la vie.
— Merci, dit la femme en souriant avec fierté. Mais c’est le prix que doit payer tout artiste, perdre une partie de soi-même chaque fois qu’il crée quelque chose qui lui survivra. Et peut-être, si je la représente belle et bonne, la Reine d’Été réalisera la prophétie et sera telle pour nous.
— Elle le sera, murmura Moon.
Mais elle ne vous comprendra pas… alors comment le serait-elle ?
— Maintenant dites-moi, Étésienne, pourquoi vous venez me parler de Sparks Marchalaube.
— Je suis sa cousine, Moon Marchalaube.
— Moon ! Attendez… Attendez une minute !
Sans hésitation, la faiseuse de masques passa par une porte, dans une pièce voisine, et revint au bout d’un moment avec un curieux bandeau sur le front.
— Il m’a tant parlé de vous, de vous deux. Venez ici près de la porte, où je vous verrai mieux avec mon troisième œil.
Moon obéit. La femme lui tourna la figure vers la lumière et se figea lentement.
— Sparks m’a dit que vous étiez comme elle… comme elle…
Elle frissonna soudain. Moon, les lèvres sèches, se força à demander :
— Comme qui ?
— Comme Arienrhod, la Reine des Neiges. Mais je vous ai vue dans un autre temps, ailleurs, je ne sais où…
Elle passa une main sur le visage de Moon, apprenant ses traits avec ses doigts sensibles, l’empêchant de poser une autre question. Puis elle la ramena vers une table ronde maculée de colle, entourée de chaises, les seuls meubles de la pièce.
— Où vous ai-je vue, Moon ?
Un gros chat gris sauta soudain sur la table et vint renifler avec curiosité les mains de Moon. Elle le gratta distraitement sous le menton.
— Je ne crois pas que vous m’ayez déjà vue…
Moon ouvrit son poing et posa la perle rouge devant elle. Destinée retint un instant sa respiration.
— Si. Vous êtes une sibylle.
Moon porta vivement les mains à sa gorge.
— Non…
— Votre cousin me l’a dit, ne craignez rien. Votre secret est bien gardé. Et cela veut dire que je peux vous confier le mien.
Destinée abaissa le col montant de sa chemise de nuit et ce fut au tour de Moon de sursauter.
— Vous êtes une sibylle ! Ici ! Mais comment ? Comment osez-vous… ?
Elle se rappelait Danaquil Lu, les cicatrices qu’il portait comme une mise en garde. Destinée se détourna.
— J’avais une clientèle très exclusive. Peut-être suis-je égoïste, je ne fais peut-être pas tout ce que je dois avec mon talent mais… mais j’ai l’impression qu’il est nécessaire que je sois ici, en quelque sorte. Comme une… soupape, au moins. (Ses mains trouvèrent une plume oubliée sur la table ; elle la prit et la lissa entre ses doigts. Le chat l’observait, en remuant les oreilles.) J’ai des idées bizarres sur les sibylles, voyez-vous ; elles sont peut-être absurdes mais…
— Vous voulez dire… Vous croyez qu’il y a des sibylles dans d’autres mondes ?
La plume retomba, le chat s’en empara.
— Oui ! Ah ! par les dieux, vous l’avez senti aussi ?
— Je l’ai vu, répondit Moon en prenant la main de Destinée qui se tendait vers elle. J’ai rencontré un devin dans un autre monde. Il y a des sibylles et des devins partout, ils font partie du réseau d’information que le Vieil Empire a laissé pour nous aider maintenant. L’Hégémonie nous ment.
— Je m’en doutais… Je savais qu’il y avait autre chose ! Oui, c’est beaucoup plus logique. (Le sourire de Destinée était une chandelle allumée dans l’obscurité.) C’est donc là que je vous ai vue ? Dans un autre monde ? Qui demandiez de ses nouvelles ?
— Oui, j’ai demandé de ses nouvelles ! C’est pourquoi je suis revenue. Ainsi, c’est vous qui m’avez parlé de lui… ( Qui m’avez dit qu’il en aimait une autre… ) dit que ce n’était pas fini, qu’il avait besoin de moi ? Mais comment le savez-vous ? Pouvons-nous nous rappeler ce que nous disons et voyons ? Je n’ai jamais été appelée.
— Oui, on se le rappelle. Clairement. Cela m’arrive assez souvent et c’est pourquoi je sens que je suis nécessaire ici. C’est peut-être la seule solution à toute la question d’Escarboucle. Et c’est pourquoi j’ai fini par me douter que nous étions plus que ce que l’on prétendait. Comment est-il possible que l’Hégé ne sache pas que ce que nous faisons est réel ?
— Ils mentent sur bien des choses. ( Les ondins… est-ce pour ça qu’ils ne veulent pas de nous à Escarboucle… pour que personne ne puisse prouver qu’ils ont menti au sujet des ondins ? Et sur bien d’autres choses ? ) Mais nous pourrions changer cela, maintenant que nous savons la vérité. Quand les extramondiens s’en iront…
— Alors les Étésiens régneront et ils n’écouteront pas.
— Moi, j’ai écouté, déclara Moon, le regard attiré vers le masque sur le mur. ( Écouteraient-ils une reine sibylle ? Un singulier émoi la parcourut comme un frisson.) Destinée, dans le Transfert vous avez dit… vous avez dit que je pourrais être la reine. Qu’est-ce que ça voulait dire ?
— Il y a des années… Je suppose que je voulais dire que vous ressembliez à Arienrhod. Mais… peut-être pas. Je vous ai rappelée, cela me paraissait important. Si vous disputiez la course avec les autres, le jour du choix, vous pourriez être choisie pour reine, qui sait ?
— Dans combien de temps aura lieu le choix ?
— Dans la journée précédant la nuit des masques. Après-demain.
Moon serra ses mains tremblantes l’une contre l’autre, se sentit envahie d’une terrible certitude. C’est la raison. C’est pourquoi je suis venue. Pour faire de cela un vrai Changement, pour ouvrir le cercle…
— Oui, je le peux. Je le sais ! C’est mon destin.
Elle voyait étinceler des milliers de possibilités. Mais ça ne sauvera pas Sparks. La flamme de la révélation noyée sous l’eau glacée de la vérité. Il n’y aurait pas de renaissance sans mort, elle n’aurait aucun pouvoir tant que la Reine des Neiges ne serait pas morte.
— Mais c’est pour ça que je suis venue ! s’écria-t-elle avec colère et Destinée eut l’air perplexe. Destinée, je suis venue à la recherche de Sparks, je veux l’aider si je le peux. Il a encore besoin de moi, s’il veut de moi…
— Vous savez… ce qu’il est devenu ?
— Oui, je le sais. Je sais tout, répondit Moon en tirant une de ses nattes, à se faire mal. Starbuck.
Destinée hocha la tête, la figure assombrie. Elle prit le chat sur ses genoux.
— Il n’est plus le garçon que vous avez connu. Mais vous n’êtes plus non plus la fille qu’il a laissée en Été. Et il a vraiment besoin de vous, Moon, désespérément besoin. Il a toujours eu besoin de vous, sinon il ne se serait pas tourné vers Arienrhod. Trouvez-le et sauvez-le si vous pouvez. C’est très important pour moi.
— Et pour moi ! Mais je ne sais pas comment le trouver. C’est pour ça que je suis venue vous voir. Pouvez-vous m’aider, le faire venir ici ? Il n’y a presque plus de temps.
Demain et deux autres jours avant qu’il ne meure… Trois jours, pour fouiller toute une ville.
Читать дальше