Joan Vinge - La reine des neiges

— Je n’ai jamais rien vu de pareil à Kharemough ! Pas même au Marché aux Voleurs !

Tor se retourna, étonnée ; le Bleu déchu dit avec force :

— Et vous n’en verrez jamais !

Tor haussa les épaules et repartit. Elle les conduisit dans la pénombre d’un couloir tendu de voiles impalpables où les prostituées emmenaient leurs clients, l’endroit le plus calme et le plus isolé qu’elle voyait pour le moment. En cherchant en vain une chambre inoccupée, elle vit que Herne n’était toujours pas sorti de la sienne pour aller prendre sa place au bar. Elle frappa violemment.

— Hé, beauté, tes admirateurs t’attendent ! Allons-y !

La porte s’ouvrit. La figure de joli garçon corrompu apparut, et il la regarda avec une haine ostensible.

— Va donc te faire…

Son regard se posa alors sur Moon et son expression changea, changea encore.

— Mes dieux ! rugit-il furieusement. Qu’est-ce que tu fous ici ? Salope, espèce de sale garce traîtresse ! Je savais que tu viendrais un jour, tu ne pouvais pas savourer ma destruction avant de l’avoir vue de tes yeux !

— Herne ! cria Tor en l’empêchant de se ruer sur Moon. Qu’est-ce qui te prend ? Tu deviens fou ? C’est une inconnue !

— Tu te figures que je ne suis pas foutu de reconnaître Arienrhod ? Je connais ta Reine des Neiges, j’ai couché avec elle pendant des années ! Pas vrai, espèce de sale putain blanche ?

— Je ne suis pas la reine, murmura faiblement Moon.

— Elle ne l’est pas, Herne ! trancha durement Tor. Boucle ta grande gueule et ouvre tes yeux chassieux, pauvre con ! Elle n’est qu’une Étésienne, elle cherche son cousin. Tu ne l’as jamais vue. Et je veux bien parier que tu n’as jamais vu la reine non plus, encore moins baisée. Elle a meilleur goût !

— Qu’est-ce que t’en sais ? Tu ne sais rien d’elle, ni de moi ! riposta Herne en se redressant, en tirant sur sa chemise voyante pour retrouver un semblant de dignité. J’étais Starbuck… jusqu’à ce qu’elle me rejette pour cette lavette de Marchalaube !

— Marchalaube ! s’exclama Tor, ahurie. Je ne le crois pas !

Ce petit voyou de maître chanteur, qui lui soutirait des renseignements depuis cinq ans… Est-ce qu’il faisait ça pour se mettre dans les petits papiers de la reine ? Était-ce possible ? Était-ce possible que Herne ne mente pas sur lui-même non plus ? Est-ce que c’était pour se servir de lui que Marchalaube se servait d’elle ? Elle se frotta la figure, en faisant tomber une paillette, en brouillant son maquillage.

— Sparks Marchalaube est mon cousin, dit Moon sans faire attention à l’examen de Herne. Je sais qu’il est devenu Starbuck. Je veux le trouver avant qu’il soit trop tard.

— Votre cousin ? marmonna Herne. Ouais… Il y a eu une histoire… Vous avez disparu…

Il se gratta la hanche, comme si en se grattant il faisait remonter le souvenir. Toutes les drogues qu’il prenait pour tromper l’ennui et calmer la douleur lui ramollissaient le cerveau.

— Et vous êtes comme elle… Exactement comme elle.

— Ne perdez pas votre temps avec ce menteur de drogué, dit impatiemment le Bleu renégat. Il est fou. Aucun bas-de-caste de Kharemough n’a assez de talent pour devenir Starbuck.

Herne parut le remarquer enfin et il l’examina, en souriant de plus en plus goulûment.

— Je me rappelle le jour où je t’ai appris à t’agenouiller devant la reine, Bleu ! T’étais trop bien pour elle, pour moi, dans le temps, pas vrai, Gundhalinu -mekru ? Et regarde-toi maintenant ! T’as dû ramper sur le ventre, mekritto. Tu n’es pas digne de m’adresser la parole !

Gundhalinu chercha à se retenir mais les mots lui échappèrent :

— Je suis encore bien meilleur que tu ne le seras jamais, bâtard !

— T’es toujours aussi con, les dieux soient loués !

Herne cracha, juste au moment où la porte d’à côté s’ouvrait.

— Hé, doucement !

La prostituée entraîna vivement son client scandalisé, en faisant les gros yeux au groupe.

— Alors, tu vas descendre travailler, oui ?

Tor planta ses poings sur ses hanches, en le toisant avec colère.

— Non ! Pas avant d’en savoir un peu plus long là-dessus. Savoir pourquoi le sosie d’Arienrhod vient ici à la recherche de l’amant d’Arienrhod.

Il recula avec difficulté dans sa chambre, une parodie de gracieuse invitation. Tor et les autres suivirent.

Elle n’avait encore jamais vu sa chambre et elle avait l’impression qu’elle ne la voyait toujours pas. Il y avait un lit et un placard, comme dans toutes les autres, et c’était tout. Quelques vêtements sales traînaient dans un coin. À part ça, rien, pas de tableaux aux murs, pas de livres ni de cassettes, pas de radio ni de tridi. C’était une chambre pour une nuit, ou pire, une cellule de prison. Herne s’écroula sur le lit, ses jambes encagées droit devant lui. Personne ne fit un geste pour l’y rejoindre ; Moon et Gundhalinu regardaient les jambes en essayant de ne pas en avoir l’air.

— Alors qu’est-ce que vous lui voulez à Sparks Marchalaube après si longtemps, jolie cousine ?

— Nous sommes promis, murmura-t-elle sans broncher devant la sombre insinuation qu’elle lisait dans ses yeux. Je l’aime. Je ne veux pas qu’il meure.

Herne éclata de rire.

— Ah oui ! Ses vœux de fidélité ont été un vrai défi pour Arienrhod. Mais elle finit toujours par avoir ce qu’elle veut. Et vous ?

Moon se raidit, les mains crispées sur sa ceinture.

— J’obtiendrai ce que je veux. Mais je dois d’abord le retrouver. Destinée a dit que vous sauriez peut-être comment, dit-elle en se tournant vers Tor, qui eut l’air de s’excuser.

— Vous venez juste de le manquer. Il est venu voir la Source.

— Je me demande pourquoi. Pourquoi Starbuck viendrait-il ? Pourquoi la reine… ?

— Son complot se corse, dit Herne en ricanant.

Et il savait que Sparks était Starbuck… Tor fronça les sourcils à ses pensées. Qu’est-ce qu’il sait encore qu’il ne m’a jamais dit ?

— Je viens de le manquer ?

— Oui, il est venu du palais avec un message, il y a une heure environ.

— Et il est reparti avec une belle paire de Bleus sur les talons, ajouta Herne avec satisfaction.

— Quoi ? s’écria Tor en haussant ses sourcils poudrés d’argent.

— Le commandant, dit Gundhalinu. Elle doit avoir lancé un mandat contre lui, maintenant qu’elle sait qui il est.

— Que lui est-il arrivé ? demanda nerveusement Moon. On l’a attrapé ?

Amusé, Herne grogna :

— Ha ! Ces connards ne sont pas foutus d’attraper un rhume ! Il a disparu dans la foule. Mais s’il est malin, il ne sortira plus du palais où Arienrhod peut le protéger jusqu’au Changement.

— Il ne peut pas ! Il ne peut pas faire ça ! La garce !

Tor vit le Bleu tenter de consoler Moon, la vit se dégager et refaire tomber son bras de ses épaules, elle vit l’expression de Gundhalinu. Herne la vit aussi et sourit ironiquement.

— Écoutez, dit Tor, non sans scepticisme, si vous tenez tellement à lui, ma petite, pourquoi avez-vous attendu cinq ans pour lui courir après ?

— Il n’y a pas des années, rien que des mois ! cria Moon, les yeux fermés. Ah, pourquoi est-ce que ce n’est pas le contraire ? Pourquoi est-ce que ça devient de plus en plus dur ?

— Parce que vous approchez d’Arienrhod, marmonna Herne, et qu’elle est rapide comme la lumière.

— Elle a été enlevée et emmenée en extramonde il y a cinq ans, intervint Gundhalinu avec irritation. Elle vient juste de revenir. Elle a failli mourir en cherchant à venir à Escarboucle pour le retrouver. Ça vous suffit, comme preuve d’amour ?