JEAN PRUVOST
Le Dico des dictionnaires
Histoire et anecdotes
La première avait dix-sept ans. J’en avais un peu plus de vingt. Qu’elle était belle dans sa jaquette, rose ! Un dos de rêve. Ah, pouvoir l’effeuiller chez soi, tranquillement… Elle ne m’avait pas coûté bien cher. Mon épouse l’adorait.
La seconde conquête était plus âgée, la quarantaine, le dos un peu cassé, deux kilos, mais quelle allure ! Vraiment, une belle prise… Et elle sentait si bon. Le vieux papier.
Elles se succédèrent ; bientôt je ne les comptai plus, toujours plus âgées et si craquantes, parfois plus de trois cents ans : d’un vide-grenier à l’autre, ces merveilles, mes dictionnaires, sitôt en main s’épanchaient sur mon bureau, pour se reposer ensuite, au chaud, dans la bibliothèque, toujours prêtes à livrer de nouveaux secrets.
Pareilles merveilles se bousculèrent vite sur une étagère, puis sur deux, dix, enfin ce furent plus d’une centaine d’étagères parties sans vergogne à la conquête éperdue de tous les murs, avec leurs milliers de dictionnaires palpitants, complices, clignant de l’œil à mon passage, passeports chaleureux pour l’aventure, grouillant de vie, avec une masse fourmillante de mots, petits ou grands, gros, pétillants, insolents, doux, sautant dans nos bras, pour être dorlotés mais aussi toujours prêts à nous aider, à nous rendre meilleurs.
Il fallut alors acquérir l’appartement voisin car, longtemps, je me suis couché… en entendant s’élever la complainte émouvante de mes dictionnaires. On est trop serrés, on ne respire plus, on n’a pas de place, gémissaient-ils. De l’air, de l’air. Ah ! quelle ruée ce fut lorsqu’ils s’enfournèrent déchaînés dans l’appartement voisin, se faufilant dans l’embouteillage des étagères, pour prendre une bonne place, avant la marée montante de tous ceux qui, libérés de la cave, s’époussetant à la va-vite dans l’escalier, rejoignaient leurs camarades et la lumière.
Ainsi tous rassemblés, un peu déstabilisés, je dus les reprendre en main, mes chers dictionnaires, avec douceur, mais fermeté, leur expliquer où se trouvait leur juste place, regrouper les familles, et ce furent d’émouvantes retrouvailles. Et puis, grâce à eux, j’avais entre-temps charge de jeunes gens qu’on me confiait à l’université pour leur raconter les mots, leur histoire, et leurs maisons, les dictionnaires. Quelle jubilation pour ces derniers, toujours si ardents à séduire, de se trouver en de nouvelles mains, car bien sûr ces jeunes gens, que la dicopathie avait atteints, venaient forcément en petits groupes dans ma ruche, pèlerinage aux sources et nouvel élan.
Forcément, dans ce bouillonnement chaleureux, au milieu des dictionnaires tout émoustillés qu’on parle d’eux, qu’on les palpe, qu’on les analyse, entre canapé et bureau, chaque moment me rendait plus intime avec mes protégés. Chaque jour s’engrangeaient des souvenirs, chacun me confiant ses émois, ses petits et grands secrets. Articles et livres naissaient, mais à vocation confidentielle, « les initiés parlent aux initiés »… Pourtant, je m’en apercevais bien, pas besoin d’être initié pour les aimer, lorsque je les laissais se confier, mes dictionnaires passionnaient tout le monde, mes voisins, mes amis, les amis des amis, ceux de mes enfants. Et les dictionnaires de me dire : mais raconte-nous, raconte-nous à tous ceux qui aiment les mots, pas seulement à tes élèves ! Je sentais bien qu’ils avaient raison.
C’est alors que je reçus un coup de fil. C’était Arlette. Comment ? Un ouvrage sur les dictionnaires ? « Dis oui, dis oui, mais dis ouiii », me criaient-ils, tous, du haut de leur étagère, tout au bord, très excités qu’on puisse parler d’eux. Alors, j’ai dit « oui, madame ». Et nous nous sommes rencontrés.
Arlette Nachbaur, éditrice, chez Lattès, ce sont assurément d’excellentes références, mais allait-elle les aimer, mes protégés ? C’est ça qui comptait. Complicité immédiate avec Arlette, le coup de foudre de l’amitié, comme avec les dictionnaires.
Le soir venu, en passant entre les étagères, les questions fusèrent bien sûr. Alors, raconte ? Eh bien, Arlette est formidable. Arlette ? Oui, pétillante, le mot juste, confiante, stimulante, efficace, une analyse si fine… Ils n’insistèrent pas. Ils avaient déjà compris que, pour Arlette, j’allais donner le meilleur d’eux-mêmes.
Remettre quelqu’un à l’ABC. […] L’obliger à recommencer tout de nouveau.
Dictionnaire de l’Académie française, 1694.
A : C’est aussi le premier son articulé que la Nature pousse, & celui qui forme le premier cri & le bégayement des enfants. […] Quand cette lettre forme toute seule une syllabe, les enfants disent en épelant, A de par soy A.
Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
L’œil de l’ aéronaute plane sur terre.
Exemple du Petit Larousse 1905, Article planer.
C’est le bordel dans le dictionnaire, tu as casting , et tout de suite après tu trouves castor ! C’est quand même pas pareil !
Jean-Marie Gourio, L’Intégrale des brèves de comptoirs, 1992–1993.
L’ordre facétieux
Pester contre l’ordre alphabétique qui met casting et castor dans la même filiation alphabétique constitue un réflexe particulièrement sain. Les suites incongrues ne manquent pas en effet dans le dictionnaire, souvent synonyme d’ordre alphabétique, et elles prêtent parfois à sourire : ainsi, après la beauté gracieuse et élégante définie par la vénusté , viennent les vêpres et le ver qui grouille. On ne pourrait mieux simuler les ravages du temps qui passe ! Il n’est pas sûr par ailleurs que les amoureux du bel canto apprécient que le mot qui suit alphabétiquement soit bêlement , de même que les amateurs d’ asti , pétillant, préféreraient sans doute ne pas être talonnés par les asticots . Quelques couples alphabétiquement mariés prêtent ainsi à sourire, biceps et biche, beau-frère et beaujolais , le piranha et le pirate, puanteur et pub …
Inversement, l’alphabet réussit parfois de belles suites, antiroman et antirouille , les beaux-parents et le bébé , la boisson prise dans une boîte , sans oublier l’ âme par définition améliorable , et il n’y a probablement qu’un tout petit pas des ablutions à l’ abnégation . De belles antithèses s’épanouissent aussi dans l’ordre alphabétique, l’ amandine si douce et l’ amanite , mortelle ; le bulldozer , si lourd, et les bulles , si légères ; la serpillière sans fraîcheur avec le serpolet de Provence ; le joyeux pinson qui « ramage » et la lourde pintade qui « criaille », et, sans commentaire superflu, purifier et purin , le prestige de Cambridge suivi du réaliste Cambronne , etc.
Quant à « la vache qui vêle », l’ amouillante , elle aurait pu choisir une autre place que celle consistant à précéder l’ amour. Châtrer et chatte ne sont pas non plus du meilleur goût, et l’ordre alphabétique continue de prendre des libertés quand il glisse le cache-radiateur avant le cache-sexe , ou les mains calleuses avant la call-girl !
Читать дальше