— Je sais, murmura Destinée en baissant la tête. Mais il vient ici selon son caprice, pas le mien. Et je ne sais pas… Attendez… Il y a quelqu’un qui le voit plus souvent que moi. Elle s’appelle Tor Marchétoile et elle dirige le casino Chez Persiponë. Elle se fait appeler Persiponë, alors demandez-la par ce nom. Vous êtes seule ?
— Non. J’ai quelqu’un, dit Moon en souriant et elle se rendit compte qu’elle était restée absente plus longtemps qu’elle ne le prévoyait. Il faut que je retourne lui dire ce que j’ai appris… Merci de m’aider. Et merci d’être l’amie de Sparks alors que je n’ai pas pu l’être. Que la Dame vous sourie, murmura-t-elle timidement.
— Puisse-t-Elle nous sourire à tous. Mais surtout à vous, maintenant.
Moon regarda une dernière fois le masque sur le mur, avant de sortir de la boutique.
Elle arriva enfin à la pension où elle avait laissé BZ et fit irruption par la porte vitrée, encore haletante de joie et de soulagement.
— Moon !
BZ était dans le vestibule étroit, les pans de sa chemise en loques sortis de son pantalon. Sa logeuse était là aussi et avait l’air de lui tenir tête. Il l’écarta sans ménagement, courut vers Moon, la souleva dans ses bras.
— Dieux ! Où étiez-vous ? Je croyais…
— Je suis allée chez la faiseuse de masques, dit-elle en riant alors qu’il la reposait par terre. Vous ne devriez…
— La faiseuse de masques ? Seule ? Pourquoi ?
Il fronçait les sourcils, l’air réprobateur, mais son expression ne révélait que son inquiétude.
— Je connaissais le chemin. Vous aviez besoin de repos. Je l’ai trouvée. Et, BZ, vous n’allez pas le croire…
Elle s’interrompit en se rappelant la présence de la logeuse. Il se retourna et s’éclaircit la gorge. La grosse femme leva les mains avec bonne humeur.
— Ça va, ça va, inspecteur. Je peux saisir une allusion, dit-elle en ouvrant la porte de son appartement et elle cligna de l’œil sans aucune subtilité. Il se faisait bien du souci pour vous, ma petite ! Gardez-le bien inquiet, et il ne partira pas en extramonde sans vous, allez !
Sur ce, elle rentra chez elle et ferma la porte. BZ leva les yeux vers le plafond, aussi gêné que Moon. Il l’entraîna plus loin dans le couloir.
— Maintenant, racontez. Vous l’avez trouvée ?
— Oui ! Et… BZ, quand KR Aspoudh est passé en Transfert, c’est elle qui m’a dit de revenir.
Il mit quelques instants à comprendre.
— Elle est une sibylle ? Ici ?
— Oui. La seule, pour toute la galaxie…
— Que lui avez-vous dit ?
Il était soudain en colère et elle le regarda fixement, les yeux assombris par un vieux ressentiment et une déception nouvelle. Elle recula.
— Je lui ai dit que je voulais retrouver Sparks.
Et c’est tout ce que vous avez le droit de savoir.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Je… J’avais peur que vous m’ayez quitté… sans même me dire au revoir.
— BZ ! Comment pourrais-je jamais… Oh non, pas cela. Pas à vous !
Elle lui prit les mains, comme une promesse, et l’embrassa tristement. Il la lâcha à regret, soudain absorbé par le désordre de sa chemise.
— Alors, qu’avez-vous découvert ? Est-ce qu’elle l’a vu ?
— Destinée ne sait pas comment le joindre. Mais elle m’a parlé de quelqu’un qui le sait peut-être. Elle s’appelle Persiponë, elle dirige un casino.
Elle pensa qu’il était déçu. Mais il hocha la tête.
— Oui, je connais l’endroit. En haut de la ville, un des plus grands. Nous irons voir.
Il leva les yeux vers l’escalier en colimaçon, vers la chambre qui avait été la leur pour une nuit.
— Juste le temps de prendre mon manteau.
— Bonsoir… salut, sexy… bienvenue en enfer, grand flambeur…
Tor était nonchalamment adossée à une colonne et accueillait la foule sans visage qui affluait à travers la paroi de miroirs tintants avec une monotonie sans âme. Elle étouffa un bâillement, en grimaçant pour ne pas abîmer son maquillage. L’établissement venait de rouvrir après quelques courtes heures de relâche et de ménage et ne refermerait plus avant la fin de la nuit des masques et le jour du Changement. Elle avait avalé tant d’excitants que cela ne lui faisait presque plus d’effet et ses paupières aux fleurs peintes étaient de plomb. Comme une personne sur le point d’entamer à contrecœur une vie d’ascète, la foule du Festival était insatiable, dans tous ses appétits, et la Source voulait tondre tous ces gens au maximum.
Et ce que voulait la Source, Tor le lui donnait. Il avait touché la montagne bureaucratique de demandes de permissions de son doigt déformé omnipotent, et l’avait fait fondre dans le néant ; il avait donné sa bénédiction au mariage de Tor avec Oyarzabal, sa clef pour l’évasion de ce monde avant que les extramondiens claquent le couvercle sur le cercueil d’Hiver et le clouent hermétiquement. Encore quelques heures interminables et ce casino fermerait pour toujours… enfin, pour toujours en ce qui la concernait. Elle s’aperçut que cet endroit allait lui manquer et s’en étonna. Le casino était plein de gens qui vivaient, qui n’avaient pas peur de prendre des risques, venant tous de mondes si divers qu’elle s’y perdait, de mondes sur lesquels elle voulait mettre la main et elle y arriverait, grâce à Oyarzabal et à la Source.
Elle eut un instant de sourde inquiétude, à la pensée qu’elle serait réellement la femme d’Oyarzabal. Le mariage légal des extramondiens semblait aussi lourd et affreux que des chaînes. Être enchaînée à jamais à Oyarzabal… qui désirait Persiponë, pas Tor Marchétoile. Allait-elle devoir porter toute sa vie cette foutue perruque, cette coquille factice peinte, jusqu’à ce que ça devienne la réalité ? Oh, et puis après tout… Si elle en avait assez d’Oyarzabal, elle pourrait le perdre assez facilement. Les chaînes sont faites pour être brisées.
— Toi, t’as l’air d’un vrai gagnant… Salut, les amis…
Elle s’interrompit en pleine litanie, bouche bée.
— Votre Majesté !
La jeune fille aux nattes blanches, en tunique de nomade, la regarda d’un air bizarrement interdit, et ce regard suffit à détromper Tor. Mais cette fille resta devant elle, sans prendre garde à la foule qui la bousculait en passant.
— Êtes-vous Persiponë ?
— Rien qu’une imitation sans valeur, ma petite. Mais par les dieux, vous êtes une magnifique copie de la reine.
— Je… euh… Destinée m’envoie, dit l’autre sans paraître du tout flattée par la comparaison.
— Dieux, j’espère que non… Ah, vous voulez dire Destinée Ravenglass ?
— Oui. Je suis Moon Marchalaube. Elle dit que vous connaissez mon cousin Sparks.
— Sparks ! Oui, bien sûr. Venez, échappons à la ruée.
Tor, envahie par un soulagement irraisonné, se détacha de la colonne, en se disant qu’elle planait beaucoup trop, ce soir. Elle s’aperçut brusquement que la fille n’était pas seule ; un épouvantail de Kharemoughi la suivait comme une ombre, vêtu d’une capote de Bleu avec un insigne d’inspecteur. Elle eut quelques palpitations, tout aussi irraisonnées, avant de voir que le reste de sa tenue n’avait rien de réglementaire et que la veste était tachée. On aurait dit du sang séché. Cette possibilité ne la rassura pas. Ne demande rien, ne pose pas de questions ! Elle les précéda et leur fit traverser la salle. Moon ouvrait des yeux ronds de paysanne en voyant les effets lumineux, les accoutrements ahurissants et divers, les jeux, les comportements extravagants ; en entendant le vacarme, la musique assourdissante, les rires d’un tripot de grand luxe. Elle poussa une exclamation inaudible dans le tumulte quand ils traversèrent le débordement d’une Porte Noire hologrammique et furent entourés d’épaves flambantes.
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