Et il l’avait laissée seule.
Seule… De toute sa vie, jamais elle ne s’était sentie si seule. La navette ralentit, émergea dans la lumière au bout du tunnel et s’arrêta dans un soupir. Moon vit une immense salle, une plate-forme brillamment illuminée, aux murs bariolés de couleurs vives, un décor de fête futile et sans cœur. Le quai était désert, à part trois gardes solidement armés ; l’accès à l’astroport était encore plus strictement limité ce soir en raison de la visite. Ils étaient arrivés à Escarboucle mais elle n’en avait aucune impression réelle.
Les techniciens descendirent en riant, en se bousculant ; un ou deux se retournèrent avec curiosité, avant de traverser le quai. Gundhalinu se leva, en toussant, et la fit mettre debout, toujours sans lui adresser la parole. Elle le suivit dans la direction prise par les techniciens, tête basse, perdue dans le silence de questions sans réponses. À l’extrémité de la plate-forme, il y avait des ascenseurs de diverses tailles. Les techniciens en avaient déjà pris un. Gundhalinu portait toujours sa capote tachée de sang et un casque d’emprunt ; les gardes examinèrent ses papiers avec plus de vigilance qu’ils ne regardèrent sa prisonnière.
L’ascenseur monta, monta interminablement et Moon finit par sentir son estomac vide se révulser. Il n’y avait pas de paliers, pas d’arrêts. La cabine montait dans la colonne creuse d’un des pylônes de support d’Escarboucle, dans le cœur de la ville basse où les marchandises arrivaient de toute l’Hégémonie ou partaient… mais plus pour longtemps.
Enfin la porte s’ouvrit automatiquement quand ils atteignirent le niveau de la ville. Ils furent immédiatement assaillis par le bruit, les couleurs, la folie ambiante. Des hommes et des femmes passaient en dansant une farandole, au rythme tonitruant d’un orchestre invisible ; des indigènes et des extramondiens emplissaient les bars, envahissaient les docks, tous costumés, présentant les contrastes les plus ahurissants. Moon eut un mouvement de recul. Gundhalinu aussi tandis que la cacophonie blessait ses sens accoutumés au silence de la neige.
Gundhalinu jura en sandhi, rompant son propre silence par légitime défense. Il prit le bras de Moon, la poussa hors de l’ascenseur avant que la porte se referme et la conduisit en rasant les murs, dans la foule en délire ; ils passèrent ainsi devant d’innombrables entrepôts, là où commençait la rue animée. Enfin il s’arrêta en découvrant un abri dans une oasis de calme, entre deux immeubles. Il poussa résolument Moon contre le mur.
— Moon…
Elle détourna la tête… Ne me dites pas que vous regrettez… non !
— Je regrette. Je devais le faire.
Il lui prit les mains ; il appuya son pouce sur la serrure creuse, entre les menottes, et elles s’ouvrirent. Il les ôta et les jeta. Avec stupeur, elle regarda ses poignets, les secoua, leva les yeux vers Gundhalinu.
— Je croyais… j’avais cru…
— C’était le seul moyen que j’avais de vous faire entrer en ville, de franchir le cordon de sécurité, une fois que le commandant vous avait reconnue, avoua-t-il et il s’essuya la figure d’un revers de main.
— Sainte Mère ! BZ… Vous mentez trop bien !
Il réprima un sourire, ôta le casque et le caressa presque avec respect.
— Et voilà pour le bon Bleu Gundhalinu… Personne ne comprend que ça ne me va plus.
Avec une expression dure, il se baissa et posa le casque par terre.
— Personne n’a besoin de savoir, BZ ! Est-ce que vous ne pourriez pas dire que je vous ai échappé dans la foule ?
Il se redressa, la bouche mince comme une estafilade, les yeux brûlants ; elle comprit que ce n’était pas la catalyse mais seulement le précipité de son changement.
— Le commandant m’a dit ce qu’elle sait de votre cousin. Nous ne pouvons pas le joindre au palais mais elle dit qu’il rend visite à une femme, appelée Ravenglass, dans la ruelle des Citronniers. C’est un point de départ qui en vaut un autre.
Il s’écarta d’elle, parut même s’écarter de lui-même pour se réfugier en terrain neutre.
— Je pense que nous pouvons y aller comme nous sommes, personne ne nous regardera dans cette cohue… Mais nattez vos cheveux. Ils sont trop comme… trop voyants.
Elle obéit sans comprendre.
— Cramponnez-vous à moi, ne me lâchez pas, ne vous séparez pas de moi dans cette foule. Nous devons traverser la moitié de la ville, en montant constamment.
Il tendit sa main valide. Moon la prit et la serra fortement. Ils remontèrent lentement la rue, sans cesse bousculés, poussés, entraînés par la liesse débordante d’Escarboucle. Les Hiverniens s’amusaient avec une sorte de désespoir sans vergogne ; c’était leur dernier Festival. Quant aux Étésiens, ils fêtaient avec joie la venue du Changement qui remettrait leur monde d’aplomb. La vue des bottes et des cirés en kleeskine, des visages burinés des innombrables îliens venus faire ce pèlerinage, fit monter des larmes de nostalgie aux yeux de Moon et lui serra la gorge. Elle cherchait malgré elle des visages de connaissance, toujours déçue jusqu’à ce qu’elle aperçoive une chevelure flamboyante, un jeune homme en ciré qui s’éloignait. Elle se débattit pour échapper à Gundhalinu mais il ne la lâcha pas. Secouant la tête, il continua de la traîner dans la rue et elle ne tarda pas à s’apercevoir qu’il y avait près de cent Étésiens roux à la dérive dans l’océan de visages.
Des vendeurs ambulants vantaient leur marchandise, des farandoles s’organisaient spontanément, des artistes et des musiciens grimpaient sur des caisses et des perrons pour se produire. C’était le milieu de la nuit mais personne ne faisait de différence entre minuit et midi, Moon moins que tout autre. Le Premier ministre était arrivé et désormais les réjouissances deviendraient de plus en plus débridées jusqu’à la nuit des masques.
Des boutiquiers extramondiens vendaient le reste de leurs stocks pour une bouchée de pain, ou en faisaient cadeau, entassaient sur leur seuil des vêtements, des produits alimentaires, des bibelots. EMPORTEZ TOUT. Des Hiverniens se pavanaient, chargés d’amulettes, en plein milieu de la chaussée étincelante de feu glacé hologrammique. Moon poussa un cri quand un pétard éclata près d’elle, écrivit son nom dans les airs avec un pétilleur incandescent qu’elle trouva subitement dans sa main. Des bagarres, de véritables batailles rangées se livraient dans les ruelles alors que la tension, l’atmosphère électrique du Festival explosaient en violences diverses. Moon dut se battre pour ne pas être séparée de Gundhalinu quand une altercation éclata près d’eux et que son instinct l’y poussa. Mais un Bleu en tenue, au casque étincelant, intervint et Gundhalinu changea de direction en pressant le pas.
Tout en montant, Moon était gagnée par la folle gaieté générale, elle cédait au vertige de l’optimisme, riait d’être bousculée parce qu’elle était enfin à Escarboucle, parce que c’était un lieu d’inimaginables délices. Elle était arrivée à temps, elle arrivait au moment du Changement, alors que les probabilités perdaient toute signification et que tout devenait possible. Elle était venue pour trouver Sparks, pour changer le Changement, et elle y parviendrait.
Mais elle s’aperçut que, de plus en plus, c’était elle qui traînait Gundhalinu, qui le tirait dans le courant d’humanité, car il se fatiguait, il perdait ses forces dans la même proportion qu’elle s’en découvrait de nouvelles. Elle retomba sur terre en se retournant, en voyant sa figure en sueur, en entendant sa toux ; elle se souvint qu’il avait renoncé aux soins et au repos pour l’aider. Mais, comme elle ralentissait, il secoua la tête et la poussa en avant.
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