— Non, naturellement pas, Secrétaire Sirus, dit-elle en se rappelant enfin ses bonnes manières.
— Vous n’avez rien mangé. Après tout le mal que vos meilleurs chefs se sont donné pour nous plaire ! Cette écorce de canawba est excellente.
Linguiste accompli, comme la plupart des Techs de Kharemough, il parlait couramment le klostan. Mais qu’a-t-il à faire d’autre de son temps ? Elle lui adressa un sourire insipide. Ah, dieux, faites-moi sortir d’ici…
— Je n’ai pas l’habitude de faire des repas de douze services, dans mon travail. (Sa propre langue lui paraissait plus étrangère que le tiamatain, après tant d’années.) Je ne peux plus relever le défi.
Ni aucun autre, d’ailleurs.
— Goûtez le melon, au moins, commandant, conseilla-t-il et elle prit docilement sa cuillère coupante. Savourer de la bonne cuisine est le seul moyen de supporter l’insurmontable ennui de ces réceptions officielles. Et boire de bons alcools…
C’est donc ça qui a délié votre langue. Elle prit une autre bouchée de melon et, contre son gré, le trouva délicieux. Oh et puis quoi ? Vivre pendant une heure dans un monde de rêve… il faudra que ça te dure toute la vie. Fais semblant de croire que tout s’est arrangé comme tu voulais, que tout ne finira pas avec le départ définitif. Elle regarda par les grandes baies de la salle la fosse rouge et or du terrain d’atterrissage où les vaisseaux de l’Assemblée s’étaient posés comme des scories ternes, comme des milliers d’autres vaisseaux après la splendeur flamboyante de leur descente. Le quadrillage électrifié des pistes et les hangars périphériques étaient inondés de lumière, comme la surface congelée d’une coulée de lave. Pendant un instant fugace, Jerusha ressentit une bouffée de fierté et de plaisir à la vue d’une des plus incroyables réussites de l’humanité, à l’idée de sa propre présence parmi ses citoyens les plus éminents, de l’avenir encore plus glorieux… du chant de sirène qui l’avait attirée hors de son monde natal. Et pour quoi… ? Elle contempla de nouveau le déploiement branchu des tables du banquet, les visages semblables à un feuillage animé agité par le vent, la figure de Sirus, en pensant soudain, douloureusement : BZ… c’est à toi que cet instant aurait dû appartenir, pas à moi.
— Dites-moi, commandant, comment se fait-il que vous…
— Faites excuse, commandant… Pardonnez-moi, monsieur le Secrétaire…
Le sergent de la garde faisait irruption entre eux, avec une effronterie déférente. Jerusha s’irrita, sans comprendre la raison de ce ton pressant.
— Qu’est-ce que c’est, Tessra-Barde ?
— Excusez-moi de vous interrompre, madame, mais j’ai pensé que vous aimeriez savoir… L’inspecteur Gundhalinu vient de revenir.
La cuillère de Jerusha retomba sur les pétales de son assiette en forme de fleur.
— Il est mort !
— Non, madame. Je l’ai vu moi-même. Une femme indigène l’a ramené. Un médecin est en train de l’examiner, à l’hôpital…
— Où est-il ?
Jerusha lança la question à un technicien, en arrivant de la salle du banquet dans le cabinet d’auscultation de l’aile de l’hôpital. Elle avait laissé Tessra-Barde donner des explications au Premier secrétaire, en espérant que ses propres excuses avaient été suffisantes mais elle s’en moquait un peu.
— L’inspecteur Gundhalinu…
— Par ici, commandant.
Le technicien, les mains pleines, désigna une porte. Jerusha s’y précipita, croyant à peine à la réalité.
— Gundhalinu !
Il était là et elle cria son nom avec plus d’émotion qu’elle n’aurait voulu.
Il se tourna vers elle, assis, les jambes ballantes sur la table d’auscultation, torse nu tandis qu’un médecin en bleu passait un diagnostiqueur sur sa poitrine. Elle put compter toutes ses côtes, ressortant comme des douves de tonneau sur ses flancs. Elle vit sa figure amaigrie, hérissée de barbe, sa bouche édentée. Il chercha une chemise pour se recouvrir, écarta d’un geste le médecin, ne sut que faire de ses mains et finit par les croiser sur sa poitrine comme un petit garçon honteux.
— Commandant…
Oui, par tous les dieux, c’est toi, BZ… Elle réprima l’envie de perdre toute sa dignité et celle de BZ en l’embrassant comme une mère.
— Eh bien, tu fais plaisir à voir, Gundhalinu ! s’exclama-t-elle en riant.
— Dieux ! Excusez-moi, commandant, je ne voulais pas me montrer comme ça… je veux dire… guère présentable…
— Je m’en fiche du moment que tu es bien vivant, BZ. Et dans ce cas, la cérémonie de là-haut n’est pas sans signification, après tout.
— Aussi vivant que possible.
Il sourit tant bien que mal, se cassa en deux et leva une main pour retenir une vilaine quinte.
— Tu vas bien ? Qu’est-ce qu’il a, docteur ? demanda Jerusha en se tournant vers le technicien, vaguement consciente enfin de la présence d’une quatrième personne dans la salle, silencieusement assise dans le coin.
— Il souffre d’épuisement. D’une pneumo…
— Rien, que quelques antibiotiques ne guériront pas, trancha sèchement Gundhalinu. Et un repas chaud pour mon amie et moi.
Il sourit brièvement à la quatrième personne et fronça des sourcils réprobateurs à l’intention du médecin.
— Je vais voir ce que je peux faire, inspecteur, bredouilla le technicien et il sortit de la salle, la figure absolument dépourvue d’expression, au point que Jerusha se demanda s’il dissimulait de l’irritation ou plus simplement un rire.
— Si j’avais su, je vous aurais apporté mes restes. La première moitié de mon repas officiel aurait nourri la population affamée de toute une planète.
La curiosité fit pivoter Jerusha alors qu’elle parlait, pour regarder au-delà des armoires et des vitrines pleines d’obscurs instruments la spectatrice muette. Une fille à la peau claire en parka blanc, avec une ecchymose jaunissante sur la joue… une indigène ? Jerusha fronça les sourcils. La fille l’examinait, pas avec l’humilité à laquelle elle s’attendait, mais comme si elle prenait sa mesure. Et elle avait quelque chose de familier…
Gundhalinu suivit son regard et parla presque trop vite.
— Commandant, c’est la jeune Étésienne qui m’a sauvé la vie, qui m’a ramené à temps pour le départ final. Moon, venez faire la connaissance du commandant Pala-Thion. S’il y a quelqu’un sur cette planète qui peut vous aider à retrouver votre cousin, c’est elle… J’ai été fait prisonnier par des bandits, madame, ainsi qu’elle. Mais elle…
Jerusha n’écoutait plus. Moon… Étésienne… Moon Marchalaube Étésienne ! L’innocente enlevée, l’invitée assassinée de Ngenet, le clone perdu de la reine !… Le clone de la reine. Oui, elle la reconnaissait, maintenant qu’elle la voyait nettement. Un frisson glacé la parcourut. Que faisait-elle là ? Comment pouvait-elle être là, être celle qui l’avait ramené ? Pas elle… Moon s’approcha de Gundhalinu et il lui prit la main d’un geste protecteur. Ne sait-il pas qu’elle est proscrite ? Il ne se souvient donc pas d’elle ?
— Commandant Pala-Thion, murmura Moon avec un petit sourire anxieux.
— Qu'est-ce que vous faites…
— Commandant, c’est moi qui l’ai amenée ici, j’en prends la responsabilité…
Gundhalinu s’interrompit en entendant des voix dans l’antichambre. Jerusha vit sa figure s’illuminer et puis ses yeux s’affoler quand il entendit la langue que parlaient ces visiteurs.
— Sacré… ! Commandant… Moon, j’ai besoin de votre manteau, dit-il en lui arrachant le parka.
Читать дальше