Joan Vinge - La reine des neiges

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Après cent cinquante ans de règne, la belle Arienrhod, la Reine des Neiges et de l'Hiver, n'est pas encore lasse du pouvoir. Et pourtant voici que vient le temps de l'Été et des Étésiens. Alors Arienrhod a recours à de secrets clonages... Des êtres naîtront en qui elle pourra se réincarner.
Ce redoutable rôle échoit à Moon, une toute jeune Étésienne pour qui n'ont existé jusqu'ici que les joies de la mer et l'amour de son cousin Sparks…
C'est à elle qu'apparaît la Sybille, porte-parole de la Reine, pour lui annoncer les épreuves qu'il lui faut affronter.
Et Moon est précipitée, seule, dans une autre Galaxie… Reverra-t-elle jamais Sparks ?

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Sparks acquiesça, reprit subitement son sérieux.

— Ça me va tout à fait, grommela-t-il.

— Que s’est-il passé au juste, sur cette plage ? demanda-t-elle, penchée vers lui, le retenant des yeux.

— Je t’ai dit tout ce que je sais, tout ce que j’ai vu ! Nous avons tué les ondins à la manière habituelle, et nous les avons laissés pour que Ngenet les trouve. Nous n’avons rien fait d’autre. Je ne sais pas ce qui est arrivé ensuite. Mais par la Dame, j’aimerais le savoir…

C’était une triste prière nostalgique et pleine de regret. Arienrhod se détourna de lui, en proie à une émotion indéfinissable. Vraiment ? Eh bien, par tous les dieux, j’espère que tu ne le sauras jamais !

35

— Yeux de la Dame !

Le glisseur des neiges dérapa et s’arrêta. Gundhalinu répéta pour lui-même le juron exaspéré de Moon. Une nouvelle étendue de terre dénudée, rocheuse, leur barrait le chemin vers le versant exposé d’une autre montagne. Il n’avait jamais vu et ne s’était jamais attendu à voir le territoire au-delà de l’astroport autrement que sous des mètres de neige. Mais Tiamat entrait dans son été orbital, le grand été du Changement, quand les Jumeaux atteignaient le périhélie de leur course autour de la Porte Noire. L’influence gravifique de la Porte accroissait l’activité des deux soleils, dégelait lentement ce monde glacé, rendait progressivement étouffantes les régions équatoriales.

Depuis quelques jours, alors que les voyageurs descendaient des hauteurs sauvages, blanches et noires où campaient les bandits, le temps leur avait souri. Les vastes solitudes étincelantes s’étendaient comme un tapis immaculé au pied des glaciers des pics volcaniques, sous la pureté du ciel. Et, jour après jour, bien que le traîneau se dirigeât vers le nord, la température montait, atteignait zéro, le dépassait quand les soleils étaient au zénith. Leur reconnaissance s’était vite transformée en irritation à mesure qu’ils rencontraient davantage de pierre nue et de toundra bloquant le passage du glisseur des neiges.

Gundhalinu s’extirpa de la pile de couvertures et de peaux de bêtes, se traîna jusqu’à l’avant du traîneau et souleva les patins. À l’arrière, Moon pesa de tout son poids et, à eux deux, ils le tirèrent sur l’interminable pente. Il s’efforçait de ne pas prendre garde au cercle de fer rougi à blanc qui lui serrait la poitrine, de ne pas penser que sa faiblesse forçait une fille à faire tout le travail pénible, qu’elle le faisait avec une grande compétence et sans se plaindre.

Ils atteignirent le sommet de la colline et l’autre versant enneigé. Gundhalinu laissa échapper son souffle et la quinte de toux qu’il avait retenue. Moon le rejoignit pour le ramener sur son siège dans le traîneau.

— C’est encore loin, BZ ? demanda-t-elle, les sourcils froncés, en remontant les fourrures autour de lui comme une nounou inquiète.

Elle n’avait plus d’herbes médicinales et voyait bien que sa toux empirait. Il sourit un peu, secoua la tête.

— Pas trop. Encore une journée, peut-être, et nous y serons.

L’astroport. Le salut. Le paradis. Gundhalinu n’avoua pas qu’il ne se rappelait plus s’ils voyageaient depuis cinq ou six jours. Il refusait de croire que le temps avait été trop long, ses calculs erronés.

— Je crois que nous devrions dresser notre camp là en bas, dit Moon en frissonnant dans le vent glacial du sommet. Les soleils se couchent déjà, il fera trop froid pour vous.

Elle se tourna vers l’infinité de collines descendant vers la mer lointaine, leva les yeux vers le ciel indigo et, soudain, elle s’écria :

— BZ !

Il suivit son regard, sans savoir à quoi il s’attendait, simplement que ce n’était pas ce qu’il découvrait.

Des étoiles tombaient du zénith bleu-noir. Mais pas les étoiles en débris de verre de ce monde hivernal… Celles-ci étaient les étoiles qui brillaient dans les rêves, les étoiles pour lesquelles un homme accepterait de mourir, les étoiles d’empire, de grandeur, de gloire… l’impossible rendu réel.

— Qu’est-ce que c’est ? murmura Moon d’une voix à la fois respectueuse et craintive, celle des innombrables indigènes de sept mondes qui, au cours d’un millénaire, avaient été témoins de ce qu’elle voyait à présent.

Les cinq vaisseaux stellaires grandissaient à chaque battement de cœur, les harmonies de couleur et de forme changeaient selon les parallaxes, créant une complexité comme de la lumière filtrée par des prismes d’eau vive. Gundhalinu regarda les cinq vaisseaux modifier leur formation, se croiser, leurs rayons de feu glacé se dilatèrent et ils dessinèrent une immense étoile, le signe de l’Hégémonie. Les couleurs fulguraient, c’était pour lui une musique qu’il croyait entendre, emplissant le ciel de toutes les teintes, toutes les nuances possibles d’une aurore boréale dans son ciel natal…

— Le Premier ministre ? C’est le Premier ministre ? demanda Moon, les mots étouffés par son masque protecteur et sa main levée.

La gorge sèche, nouée, il fut incapable de répondre.

— Des vaisseaux ! s’écria-t-elle. Rien que des vaisseaux. Comment peuvent-ils être vrais, et si beaux ?

— Ils sont kharemoughis, répondit-il comme s’il disait « l’Empire », comme s’il disait « des dieux ».

Il n’expliqua pas qu’ils n’étaient que des vaisseaux ordinaires camouflés par des projections hologrammiques pour subjuguer un monde sujet. Il regarda Moon éblouie qui souriait. Elle lui toucha la joue et se hâta de regarder de nouveau vers le ciel où la formation se défaisait… les flammes mouraient, les braises tombaient derrière des collines, à peine deux crêtes plus loin.

— Regardez ! Ce doit être l’astroport. Ah, BZ, nous y sommes presque ! Nous pourrions y être ce soir ! Nous arrivons à temps !

— Oui… Bien à temps. Grâce aux dieux.

Il regarda le dernier vaisseau disparaître derrière les hauteurs neigeuses. Ce soir…

— Ce n’est pas la peine de nous fatiguer maintenant. Un jour de plus n’aura pas d’importance. Demain, il sera assez tôt.

Elle le regarda avec étonnement.

— Nous n’en avons que pour deux heures. Ce ne sera pas plus dur que de dresser le camp.

Il haussa les épaules, regardant toujours au loin.

— Peut-être…

Il se remit à tousser, étouffa la quinte avec sa main. Moon lui posa une main gantée sur le front, comme si elle cherchait s’il avait de la fièvre.

— Plus vite vous verrez un guérisseur, un médecin, mieux cela vaudra.

— Oui, nounou.

Elle feignit de lui donner un coup de poing. Il rit, retrouvant sa hâte avide. Quand elle le remit en marche, le glisseur des neiges descendit du sommet dans la vallée, et ils ne virent même plus le reflet de l’atterrissage des vaisseaux. Des heures, quelques heures à peine et il retrouverait le monde des vivants, la vie qu’il croyait avoir perdue à jamais, la vie facile digne d’être vécue. Dieux, oui, il avait hâte d’atteindre l’astroport ce soir !

Il se demanda pourquoi il avait dit « demain » à Moon. Demain ce sera assez tôt. Il déplaça sous les couvertures les cages des animaux de Bloodwed qui partageaient la chaleur de son corps ; il n’y en avait plus que deux. L’oiseau vert était mort une nuit, il y avait trois ou quatre jours. Au matin, ils lui avaient creusé une petite tombe dans la neige durcie. C’est là que je serais sans elle… Il le lui avait dit, là près de cette tombe, à genoux dans la neige.

Et tous les matins il les lui avait répétés avec ses yeux, à chaque aube nouvelle quand il se réveillait libre, quand il la voyait à côté de lui sous la bulle de la tente, tout près mais sans la toucher, jamais depuis cet unique matin. Il l’avait contemplée dans son sommeil sans défense, regardé les rêves passer sur son visage… Ce ravissant visage et ces cheveux si clairs, étonnamment pâles, plus familiers pour lui, maintenant, que ses propres cheveux bruns. En pensée, il l’avait prise dans ses bras, embrassée sur la bouche pour la réveiller à ce jour nouveau… et dans ces solitudes hors du temps, il était libre comme il ne l’avait jamais été, de son passé et de son avenir, libre de tous les codes rigides réglant son existence. Il dérivait, comme un embryon, il n’éprouvait pas de honte à désirer une jeune barbare aux yeux de brume et d’agate.

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