Il lui prit la figure entre ses mains, pendant un long moment, avant de l’enlacer, de la serrer contre son cœur.
— Les dieux soient loués… nous sommes sauvés…
— Qu’est-ce qui se passe ?
Bloodwed fit irruption dans la salle et s’arrêta net à la vue de Taryd Roh étalé par terre. Les starls allaient et venaient en grondant des menaces. Elle leva les yeux vers Moon et Gundhalinu, l’air ahuri.
— C’est… c’est vous qui avez fait ça ?
— C’est moi, dit Moon, surprise par son propre calme. Je l’ai contaminé.
Bloodwed resta un instant bouche bée.
— Il est mort ?
— Non. Mais quand il se réveillera demain il… il commencera à devenir fou. Encore plus fou.
Bloodwed contempla la figure de Taryd Roh, puis elle releva la tête avec une curieuse expression, un mélange d’émotions où la colère hésitait. Elle fouilla sous son parka, prit son paralyseur et régla le cadran. Puis elle se pencha et posa le canon contre la tempe de la brute.
— Non, il ne se réveillera pas.
Elle pressa le bouton ; le corps tressauta. Moon ferma les yeux, Gundhalinu sursauta. Mais elle n’éprouvait aucune pitié, aucun remords.
— Bon débarras, déclara Bloodwed en rengainant son arme. Je lui ai dit qu’il le regretterait s’il te faisait du mal !
Elle les regarda, avec quelque chose de plus profond que la possession, de plus singulier que la frustration.
— On peut dire que tu as réussi ! Quand Man apprendra ça, elle voudra te faire écharper vive, et elle obtient ce qu’elle veut, par ici, je n’y peux rien. Tout le monde la croit sacrée mais elle est simplement folle… Bon. Bon, ça va, ne me regardez pas comme ça ! Je vais vous laisser partir.
Moon vacilla ; la réaction se produisit à retardement et elle tomba à genoux.
Le froid intense d’avant l’aube pinçait Moon, même à travers ses épais vêtements et la cagoule de laine grise tirée sur sa figure. Les étoiles. Au-delà de l’ouverture de la caverne, les étoiles clignotaient sur la coupole noire du ciel, une grosse lune argentait la neige.
— Je n’ai jamais vu d’aussi belle nuit.
— Moi non plus, dans aucun monde, dit Gundhalinu, sous les couvertures thermiques parmi les vivres et l’équipement arrimé à l’avant du glisseur des neiges. Et je n’en reverrai plus, même si je vis jusqu’au prochain millénaire !
Il respira profondément et l’air froid assaillit ses poumons en le faisant tousser.
— Taisez-vous donc, gronda Bloodwed en reparaissant une dernière fois. Vous voulez réveiller tout le camp ? Tiens… (Elle posa quelque chose sur les genoux de Gundhalinu, trois petites cages.) Ramenez-les à l’astroport. Ils sont malades. Je ne peux pas les garder ici.
Elle avait la voix aussi crispée qu’un poing. Gundhalinu poussa les cages sous les couvertures, à côté de lui. Bloodwed retourna vers les autres, entassées à l’entrée de la caverne et ouvrit la première.
— Et je me débarrasse de tous ces sauvages-là, ils ne m’aiment pas, ils ne vous aiment même pas !
Des oiseaux aux ailes grises, ahuris, tombèrent dans la neige, se relevèrent et s’envolèrent en clamant leur liberté. Elle ouvrit la deuxième cage et des conils au pelage blanc sautèrent en masse, se bousculèrent et bondirent au clair de lune sans le moindre bruit.
Bloodwed ouvrit la dernière cage, la secoua ; le petit elffox roula par terre en crachant d’indignation. Elle le repoussa du pied.
— Allez, va-t’en, va-t’en !
Le jeune animal resta assis, bêlant de surprise, sa fourrure argentée tout hérissée ; il se ramassa, se secoua et retourna sur ses pattes incertaines vers la chaleur et la sécurité. Il trouva le pied de Bloodwed sur son chemin, grimpa sur le cuir fourré de la botte en gémissant. Elle jura et le ramassa.
— Bon, ça va… Je garde le reste ! dit-elle à Moon. Mais je sais comment les soigner, maintenant. Ils veulent rester avec moi.
Moon hocha la tête : elle ne se fiait pas à sa propre voix.
— Je crois que vous avez tout, reprit Bloodwed en caressant maladroitement l’elffox. Même le détecteur de distance. J’espère que tu l’as bien réparé, Bleu !
— Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant ? demanda Gundhalinu. Alors que vous n’avez plus personne pour réparer ces instruments, ni aucun moyen d’en trouver d’autres ? Vous ne savez plus vivre comme de vrais bergers ou chasseurs, comme autre chose que des parasites.
— Pas moi ! protesta Bloodwed. Je connais très bien les anciennes façons de vivre. Man ne va pas vivre éternellement même si elle le croit. Je sais prendre soin de moi, et de tout le monde une fois que je commanderai. Je n’ai pas besoin de toi, étranger !… Ni de toi !
Elle se frotta les yeux et, brusquement, elle serra Moon dans ses bras.
— Allez, dépêche-toi de partir d’ici. Et tâche de le retrouver, avant qu’il soit trop tard !
Moon l’embrassa, tous les torts oubliés, pardonnés ; l’elffox se tortilla entre elles.
— Je le trouverai !
Elles poussèrent le traîneau à découvert et Moon s’installa aux commandes. Elle mit le moteur en marche en suivant les instructions données de mauvaise grâce par Gundhalinu.
— Hé, Bloodwed ! cria-t-il en se tordant le cou pour la regarder. Tiens. Je ne crois pas que j’aurai jamais envie de relire ça !
Sans sourire, il lui lança le roman écorné.
— Je ne peux pas le lire, c’est dans ta langue !
— Ça ne t’a encore jamais gênée.
— Fichez le camp d’ici, bons dieux !
Elle brandit le livre comme une menace, mais elle souriait.
Moon alluma le phare et ils entamèrent leur voyage final vers le nord.
Arienrhod était assise sur son trône dans la salle d’audience où, avant que deux semaines soient écoulées, elle recevrait le Premier ministre de l’Hégémonie pour une dernière visite officielle. Elle se demanda distraitement s’il la plaindrait. Mais aujourd’hui, il n’y avait que le commandant de police et point n’était besoin de beaucoup d’imagination pour deviner la raison de sa visite. Si Pala-Thion venait elle-même, c’était un signe que Starbuck avait bien réussi.
Jerusha laissa son escorte parmi les courtisans bavards, à l’autre bout de la salle, pour que les deux hommes n’aient pas à s’agenouiller. Elle-même s’y refusait, maintenant qu’elle était commandant… une petite victoire qu’elle avait remportée, la seule. Arienrhod sourit à part elle, quand Pala-Thion ôta son casque et s’inclina cérémonieusement.
— Majesté…
— Commandant Pala-Thion. Vous avez une mine épouvantable, commandant, vous devez trop travailler. Le départ de votre peuple de Tiamat n’est pas la fin du monde, vous savez. Vous devriez vous ménager, sinon vous allez vieillir avant l’âge.
Pala-Thion la regarda avec une haine mal dissimulée et une détresse à peine perceptible.
— Il y a des choses plus affreuses que de vieillir, Majesté.
— Je ne puis en imaginer aucune. À quoi dois-je cette visite, commandant ?
— À deux choses que je juge infiniment pires, Majesté : l’assassinat et le massacre illégal des ondins, déclara Jerusha comme si elle n’établissait aucune distinction entre les deux. Je viens avec un mandat d’arrêt au nom de Starbuck, accusé de meurtre et de la tuerie d’ondins sur les terres d’un extramondien nommé Ngenet. Il a interdit la Chasse sur sa plantation, comme vous le savez.
Arienrhod haussa les sourcils, avec une surprise qui n’était pas entièrement feinte.
— Un meurtre ? Il doit y avoir une erreur, une explication.
— J’ai vu le cadavre de mes yeux. Et ceux des ondins, dit Pala-Thion en grimaçant, les larmes aux yeux, à ce souvenir. Il n’y a pas d’erreur et il n’y a aucune explication. Je veux Starbuck et je le veux tout de suite… Majesté.
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