Un monstre. Comment a-t-il pu me faire ça ?
— Vous vous faites des idées. Ce n’est pas parce que Starbuck a eu peur… de tuer une sibylle…
— Il savait que j’étais une sibylle avant même de voir mon symbole ! riposta-t-elle à cette insupportable conviction. Il m’a reconnue, je le sais. Et il portait la médaille ! Celle de Sparks. ( Et il tuait des ondins. Elle pressa son poing contre sa bouche.) Comment a-t-il pu ? Comment peut-il avoir tellement changé ?
Gundhalinu se rallongea, mal à l’aise et silencieux.
— Escarboucle fait cet effet. Mais si c’est vrai, il a eu au moins assez d’humanité pour vous laisser la vie sauve. Maintenant vous pouvez l’oublier, oublier… au moins un problème.
Il soupira, en contemplant les ombres du plafond. Elle se leva, marcha en rond, d’un pas raide, devant le lit.
— Non ! Plus que jamais, je veux aller à Escarboucle. Il doit avoir eu une raison, pour faire ce qu’il a fait. S’il a changé, il doit y avoir un moyen de le faire changer à nouveau. ( De le regagner. Je ne perdrai pas… pas après être venue si loin ! ) Je l’aime, Gundhalinu. Quoi qu’il ait fait, même s’il a changé, je ne peux pas cesser de l’aimer. ( Ni d’avoir besoin de lui, de vouloir le reprendre. Il est à moi, il sera toujours à moi ! Je ne renoncerai pas à lui, et peu importe à qui il appartient ou ce qu’elle a fait de lui… Elle était atterrée par la vérité, elle se sentait soudain impuissante.) Nous nous sommes voués l’un à l’autre pour la vie et s’il ne le veut plus, il faudra qu’il me le prouve !
Une main se crispa, l’autre serra ce poing. Gundhalinu sourit, mais d’un air incertain. Cependant, en retrouvant malgré lui sa condescendance, il se sentit plus à l’aise.
— Et moi qui ai toujours cru que vous, les indigènes, aviez une vie terne et sans complications… Au moins, à Kharemough, l’amour a la courtoisie de rester à sa place et de ne pas nous déchirer le cœur.
— Alors vous n’avez jamais été amoureux !
Elle revint s’asseoir par terre à côté de la pile d’étoffe que Bloodwed leur avait laissée et prit distraitement une pièce. C’était une tunique, incrustée de larges bandes de soutache tressée.
— Si vous parlez de l’amour qui consume tout, qui rend aveugle, du coup de foudre, non, je n’ai fait que le lire… dit-il d’une voix un peu radoucie. Mais je ne l’ai jamais vu. Je ne crois pas qu’il existe dans l’univers réel.
— Les Kharemoughis n’existent pas dans l’univers réel.
Elle ôta son parka, dégrafa la fermeture de sa combinaison de plongée et s’en dépouilla ; elle frotta sa peau douloureuse, ses bras meurtris, se gratta le dos. Elle le laissait regarder, tout en voyant qu’il essayait d’être discret et elle prenait un plaisir pervers à sa gêne. Puis elle enfila par la tête sur son sous-vêtement la lourde tunique souple, les guêtres, les bottes fourrées, serra sur ses hanches la large ceinture de cuir peint. Elle caressa la soutache tissée à la main qui garnissait le devant et le bas, de toutes les couleurs du coucher du soleil sur le lainage bleu de nuit.
— C’est magnifique…
La surprise perçait malgré sa plus sombre préoccupation. Elle s’aperçut soudain que ce vêtement était très ancien.
— Oui.
L’expression de Gundhalinu n’était pas celle qu’elle attendait. Mais elle vit l’embarras que cette mine cachait et la honte du Bleu lui fit un peu honte.
— Gundhalinu…
— Appelez-moi BZ. Nous n’avons tous que des prénoms, ici, dit-il en désignant les animaux.
— BZ. Nous devons trouver…
Elle s’interrompit en entendant quelqu’un entrer dans le passage. La serrure grinça, la barrière claqua. Bloodwed la franchit, suivie par un petit enfant aux joues roses ; elle portait une boîte et referma la grille avec son pied. Les animaux s’agitèrent et la regardèrent, la tension rendant leurs mouvements furtifs. L’enfant se dirigea vers les cages et s’assit brusquement par terre devant l’une d’elles. Sans faire attention à lui, Bloodwed traversa la salle.
Moon jeta un coup d’œil à Gundhalinu, vit l’éclat s’éteindre dans ses yeux, l’animation disparaître de sa figure, faire place à une sombre résignation. Mais Bloodwed, radieuse, posa sa boîte et se pencha sur lui, pour l’examiner comme un inquisiteur.
— Je ne peux pas le croire ! Il va bien ! s’écria-t-elle et elle le saisit par la manche, lui secoua le bras. Tu vois, j’ai amené une vraie sibylle, rien que pour te garder en vie, Bleu. Maintenant tu peux finir de me faire la lecture.
Gundhalinu se dégagea, se redressa.
— Fiche-moi la paix !
Il fit tomber ses pieds du lit, soutint sa tête avec ses mains et se mit à tousser. Bloodwed haussa les épaules ; elle se tourna vers Moon en grattant son nez crochu.
— Tu vas bien aussi ? Ce matin, je croyais que vous étiez morts tous les deux.
Un soupçon de respect s’insinuait dans sa voix.
Moon hocha la tête, maîtrisa sa tension, choisit ses mots avec soin.
— Je vais bien… Merci de m’avoir apporté ces vêtements. Ils sont très beaux.
Elle avait du mal à masquer son étonnement. Les yeux bleus de Bloodwed se remplirent un instant de fierté puis elle les abaissa.
— C’est rien que des vieilleries. Ça appartenait à mon arrière-grand-mère. Personne ne porte plus ces trucs-là, on ne sait même plus les faire.
Elle tirailla sur le bord de son parka blanc sale, comme si elle le préférait réellement. Puis elle fouilla dans son carton et en retira un cube de plastique gros comme le poing. Un bruit inintelligible emplit la salle comme de la pluie. Bloodwed se mit à fredonner un air et Moon comprit qu’elle l’entendait dans les parasites de la radio.
— La réception est toujours mauvaise dans cette caverne. Naturellement, ça n’a rien arrangé quand mon Bleu a essayé de démonter ça pour en faire un émetteur, dit-elle en faisant une grimace à Gundhalinu. Tiens, voilà ton dîner.
Elle jeta une boîte en fer sur le lit. Derrière elle, un cri aigu fit sursauter Moon. Le bébé pleurait, en agitant ses mains devant les cages.
— Tu n’as qu’à pas fourrer tes doigts là-dedans, idiot ! Tiens, voilà le tien.
Moon attrapa la boîte au vol, s’assit et fit sauter le couvercle. Le contenu ressemblait vaguement à du ragoût. Elle observa Gundhalinu, qui ouvrait sa boîte, puis elle demanda :
— C’est ton petit frère ?
— Non.
Bloodwed repartit, emportant des poignées de viande et une boîte décorée d’un animal. Elle fit le tour des créatures enchaînées aux encagées pour donner à chacune son repas du soir. Moon les regarda voleter ou s’écarter peureusement de ses mouvements brusques, s’avancer de nouveau avec méfiance dès qu’elle était passée.
Bloodwed revint, la mine maussade, s’assit avec sa propre boîte. Le petit garçon vint la tirer par la veste en pleurnichant. Elle lui fourra une cuillerée de ragoût dans la bouche.
— Tu t’y connais, en animaux ? demanda-t-elle à Moon.
— Pas ceux-là.
Moon se détourna de l’enfant dont la figure était aussi parfaitement rose et blanche que celle d’une poupée de porcelaine.
— Alors tu vas faire ce que tu as fait hier, cette fois pour me parler des animaux, déclara Bloodwed, les sourcils froncés comme si elle attendait un refus. Je crois qu’il y en a qui sont malades aussi. Mais je ne sais pas les soigner non plus… Je veux savoir comment !
Moon acquiesça, acheva son ragoût et se leva.
— Où as-tu trouvé tous ces animaux ?
— Je les ai volés à l’astroport. Ou obtenus de marchands, ou chassés… L’elffox, les oiseaux gris là-bas et les conils. Mais je ne sais même pas comment s’appellent les autres.
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