Ses jambes frémissantes cessèrent de la soutenir et elle se laissa tomber à côté du lit sur le sol glacial. Les animaux s’étaient calmés mais elle sentait leurs yeux effrayés tournés vers elle et leur misère l’écrasait, à faire déborder la coupe de son propre malheur. Elle appuya son front contre le bord du lit de camp et des sanglots secs la secouèrent. Aidez-moi, ma Dame, aidez-moi… Je détruis tout ce que je touche.
— Qu’est-ce… qui ne va pas ? (Une main fiévreuse lui ébouriffa les cheveux ; elle se redressa vivement en ravalant ses larmes.) Est-ce… pour moi que vous pleurez ?
Le malade parlait sandhi. Il faisait un effort pour lever la tête ; il avait les yeux rouges, couverts de croûtes, et elle pensa qu’il la voyait à peine.
— Oui, souffla-t-elle.
— Pas besoin…
Une quinte de toux l’interrompit et lui coupa la respiration.
— Regarde-moi ça ! Regarde !
Moon sursauta et se retourna. Bloodwed venait de faire irruption dans la salle, traînant une fille plus grande et forte qu’elle.
— Sens ça ! Je t’avais dit de prendre bien soin d’eux tant que je n’étais pas là !
— Je l’ai fait…
La fille poussa un cri quand Bloodwed la saisit par sa natte et tira.
— Je devrais te frotter le nez dedans, Fossa ! Mais je ne le ferai pas, si tu me nettoies tout ça avant que…
— Oh bon, bon, ça va, grogna l’autre fille en reculant vers la barrière, essuyant ses larmes de douleur. Espèce de sale petite chipie !
— Attends ! Qu’est-ce qu’il a, lui ?
Bloodwed montrait du doigt l’extramondien, derrière Moon.
— Il est malade. Il a essayé de s’échapper quand nous l’avons laissé sortir pour pisser ; il a couru en plein dans le blizzard, tu sais ? Il a tourné en rond et nous l’avons trouvé juste dehors.
La fille fit le signe de la folie et secoua la tête, tout en reculant dans le passage.
Bloodwed vint s’accroupir à côté de Moon et contempla le malade. Elle lui prit brutalement le menton alors qu’il essayait de détourner la tête.
— Hein ? Pourquoi t’as fait ça ?
— Je ne crois pas qu’il vous entende, dit Moon en prenant rapidement la main de l’homme. Il a besoin d’un guérisseur, Bloodwed.
— Est-ce qu’il va mourir ? demanda la fille en s’asseyant sur ses talons, sa colère soudain dissipée. Il n’y a pas de guérisseur, ici. Man faisait ça, mais elle ne va pas bien dans la tête. Elle n’a jamais appris à personne. Tu ne peux pas le sauver ?
— Peut-être… Avez-vous des médicaments d’extramonde ?
— Non.
— Des herbes médicinales, alors, quelque chose ?
— Je peux voler celles de Man. Elles sont vieilles…
Bloodwed se leva avidement.
— Va les chercher.
Moon la regarda partir, étonnée de sa bonne volonté. Elle reprit la main de l’extramondien, chercha le pouls et retint une exclamation en voyant le lacis de cicatrices à son poignet. Elle n’osait en croire ses yeux ; elle reposa le bras avec précaution et garda sa main dans la sienne pendant qu’elle attendait, en essayant de faire le vide dans son cerveau.
— Voilà !
Bloodwed revenait enfin avec un sac en peau décoré de petits os et de bouts de métal. Elle ouvrit le balluchon, l’étala par terre entre elles.
— Activation neutron, dit-elle en agitant les mains. Man disait toujours des mots d’énergie. Tu dis des mots d’énergie, sibylle ?
Il n’y avait aucune malice dans cette question.
— Sans doute.
Moon prit des bouquets de plantes séchées, renifla de petits sacs en plastique transparent remplis de graines et de fleurs. Son espoir l’abandonna.
— Je n’en connais aucune.
— Celles-là, c’est du…
— Non. Je veux dire que je ne sais pas les employer.
KR Aspoudh lui avait parlé du service d’exploration du Vieil Empire, lui avait raconté qu’avant d’ouvrir de nouveaux mondes à des colons humains on avait dû y planter une panacée de plantes médicinales, différentes selon les écosystèmes.
— Dans les îles, nous utilisions beaucoup de plantes marines pour guérir. ( Et nous les appelions les cadeaux de la Dame. ) Il faut que je demande… Non, tu dois demander pour moi, me programmer, tu veux bien ?
Bloodwed hocha avidement la tête.
— Demande-moi leur usage, leur emploi, et souviens-toi de tout ce que je dis, exactement, sinon ça ne servira à rien. Tu le pourras ?
— Bien sûr ! affirma fièrement la jeune nomade. Je peux chanter tous les points de repère de la chanson de la piste. Personne d’autre ne le peut, plus maintenant. Je peux chanter toutes les chansons que j’entends à la radio, même une seule fois.
Moon parvint à esquisser un demi-sourire, un sourire limité par l’ecchymose de sa joue.
— Alors, prouve-le. Demande et je répondrai. Input…
Bloodwed s’éclaircit la gorge et se redressa.
— Ô, sibylle, dis-moi… euh… comment employer ces plantes magiques.
Moon prit un paquet d’herbes dans une main et se sentit basculer à la renverse dans le puits d’absence…
… Clavally. Elle revint dans la lumière et découvrit un visage qu’elle connaissait. La figure rose et surprise de Clavally, décoiffée, ses épaules nues aussi près d’elle que… Danaquil Lu. Elle vit Clavally tirer précipitamment une couverture pour se recouvrir et pensa, vainement, Danaquil Lu, je suis désolée… Clavally, ce n’est que Moon… Mais elle ne pouvait troubler leur vie, même en faisant irruption ainsi, ni transmettre ses excuses ou son bonheur de leur réunion, leur demander de l’aide ou communiquer d’une façon quelconque.
Cependant, un petit sourire hésitant se forma sur les lèvres charnues de Clavally comme si elle voyait un message dans les yeux de Danaquil Lu. Elle lui caressa tendrement la joue, toujours souriante, et se rallongea pour attendre patiemment…
— … Stop analyse !
Moon s’affaissa, épuisée, et sentit Bloodwed se précipiter pour la soutenir.
— Tu as réussi ! Tu n’es pas un charlatan !… Réveille-toi ! Tu es réveillée ? Où es-tu allée ?
Moon posa sa tête sur ses genoux.
— Je… j’ai rendu visite à de vieux amis.
Elle ramena ses jambes contre elle, les entoura de ses bras pour se cramponner au souvenir : la seule chaleur, le seul bonheur qu’elle se rappelait.
— Je connais toutes les herbes maintenant, sibylle. Je vais te montrer. Est-ce que tu vas le guérir ?
— Non, murmura Moon, et elle releva la tête à regret, rouvrit les yeux. Je vais faire venir un vrai guérisseur pour employer les plantes. Mais tu devras m’aider, me donner tout ce qu’il me faudra.
Un hochement de tête. Moon se prépara, en se disant qu’elle devait absolument avoir la force de commencer et le Transfert l’aiderait à aller jusqu’au bout. Son corps se révoltait, se refusait à une nouvelle épreuve mais elle savait que, si elle cédait maintenant à la fatigue, quand elle serait remise il serait peut-être trop tard pour l’extramondien. Et elle ne voulait pas voir un autre être mourir à cause d’elle. Elle concentra toute son attention sur son visage.
— Bien. Demande-moi comment le soigner. Input…
Et elle se lança… Dans une salle antigravité aux murs blancs, où elle observa un groupe d’hommes en combinaison pastel transparente planer en apesanteur, attachés à une table, qui discutaient d’une incompréhensible procédure médicale. Derrière eux, derrière le verre blindé d’une large baie, elle voyait pendre des chandelles de glace d’une gouttière et des projecteurs illuminer un champ de neige…
— … analyse !
Elle revint en elle-même, entendant à peine le signal sec de la fin dans sa tête. Elle respira le fort relent d’une demi-douzaine de plantes inconnues sur ses mains et ses vêtements quand elle tomba en avant. Une brume lui brouillait le visage curieux de Bloodwed et de l’extramondien inerte, les transformant en vision sacrée. Rassurée, elle se hissa sur les mains et les genoux et se traîna vers le brasero au centre de la salle. Quand le dégagement d’énergie devint si intense que son corps ne put en supporter davantage, elle se coucha enfin et s’endormit.
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