— Elle doit être morte aussi, dit-il d’une voix dure et Jerusha s’aperçut alors qu’il n’y avait aucune trace de Moon Marchalaube. Starbuck, les Limiers ont fait ça. La dernière Chasse. Sur mes terres. Et ils les ont laissés comme ça, mutilés… Pourquoi ?
— Arienrhod l’a ordonné.
Cette simple déclaration la brûla, comme un rayon de lumière vive, car elle ne voyait qu’une raison concevable pour qu’Arienrhod s’en soit prise ainsi à un extramondien, un inconnu. À cause de moi ? Non, non… pas à cause de moi !
Miroe se tourna vers elle, comme si sa culpabilité se voyait.
— C’est un crime contre un citoyen de l’Hégémonie, sur sa concession, cria-t-il d’une voix accusatrice. Vous l’avez vu de vos propres yeux. Avez-vous l’autorité pour inculper Starbuck d’assassinat… commandant ?
Elle sursauta.
— Je ne sais pas. Je ne sais plus, Miroe… Mais je vous jure, devant vos dieux et les miens, que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour y arriver. ( Regardant les corps dépecés. ) Elle détruit tout ce qu’elle touche, la garce… ( BZ disparu dans une boule de feu. ) et je le lui ferai payer, même si je dois en mourir ! Elle ne s’en tirera pas comme ça… ( La vie de Lioux-Sked brisée. ) Elle se croit intouchable, elle s’imagine qu’elle sera reine éternellement, mais elle ne s’en tirera pas… ( ma propre vie brisée ) même si je dois la noyer moi-même !
— Je ne demande qu’à vous croire, Jerusha, dit Miroe sans sourire et la froide accusation disparut de sa voix. Mais il n’y a plus beaucoup de temps.
— Je sais. (Elle se détourna pour graver volontairement dans sa mémoire l’effroyable ruine d’une créature dont le seul crime était de vivre.) Je n’avais jamais vu d’ondin…
— Vous n’en avez pas vu non plus ici, murmura-t-il d’une voix mal assurée. Pas ces monceaux de chair morte. Ce n’est rien du tout. Vous n’avez pas vu d’ondins tant que vous ne les avez pas vus danser sur la mer, entendu leur chant… Vous n’aurez pas compris la réalité du crime avant de connaître la vérité sur ce qu’ils sont. Ils ne sont pas de simples animaux, Jerusha.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?
Non, ne me dites pas cela. Je ne veux pas le savoir.
— Ils sont des êtres intelligents. Il n’y a pas eu deux assassinats sur cette plage, aujourd’hui, mais cinquante. Et au cours du dernier millénaire…
Elle vacilla, secouée par le vent.
— Non… Non, Miroe, ce n’est pas vrai. Ils ne le sont pas !
— C’est une forme de vie synthétique. Le Vieil Empire leur a donné l’intelligence en même temps que l’immortalité. Moon Marchalaube m’a appris la vérité sur eux.
— Mais pourquoi ? Pourquoi seraient-ils intelligents ? Et comment l'Hégé ne savait-elle pas…
— Je n’en sais rien. Mais je sais que l’Hégé devait connaître la vérité, depuis un millénaire. Quand je l’ai appris, j’ai dit à Moon que je ne savais pas si je devais rire ou pleurer. Maintenant, je le sais…
Il tourna le dos. Jerusha resta muette, sans bouger, attendant que la fragile coupole du ciel s’ouvre et s’écroule, attendant que le poids de l’injustice broie la coquille d’œuf de ce monde de mensonges et la fasse tomber en morceaux autour d’elle… Mais il n’y eut aucun changement sur la mer ou dans les airs, aucune différence dans le profil des falaises ou la suffocante présence de la mort, du gâchis, du deuil.
— Miroe… Revenez au patrouilleur. Vous… vous allez attraper la mort.
— Oui. Les survivants reviendront, avec le temps. J’aurais dû… les laisser tranquilles. Je ne peux pas les aider, je ne peux plus aider les miens. (Il contempla la petite pirogue échouée au bord de l’eau, sa voile qui battait tristement.) Elle m’a fait le cadeau le plus précieux qu’on pouvait me faire, Jerusha : la vérité… Elle m’a dit qu’elle avait reçu l’ordre de revenir ici, qu’un devin l’envoyait. Je ne comprends pas. Je ne peux pas croire qu’une fin pareille était voulue pour elle. Qu’est-ce que tout cela veut dire ?
— Je ne sais pas. Rien, murmura Jerusha en secouant la tête. Tout ce que nous faisons ne signifie peut-être rien. Mais nous devons le tenter, n’est-ce pas ? Nous devons continuer de rechercher la justice… et de préparer la vengeance.
Elle repartit vers l’engin de patrouille, les bras serrés autour d’elle. Quand ils passèrent à côté de la pirogue abandonnée, elle se dit que les Limiers d’Arienrhod avaient détruit son clone… et qu’Arienrhod ne le saurait jamais.
— Je me suis fait du souci pour toi quand on a annoncé la tempête.
— Ce n’était rien. Nous l’avons supportée.
Une voix morne. Un rire léger de la reine.
— Combien de mes Starbuck pourraient dire ça sans mentir ?
Sparks ne répondit pas. Étalé sur le lit, inerte, il se regardait dans les miroirs, il observait la reine qui l’observait et dont le reflet se répétait à l’infini. Arienrhod était couchée à côté de lui ; les rondeurs de son corps étaient les replis d’un continent surgissant de la mer, recouvert du champ de neige de ses cheveux. De fines chaînes d’argent ruisselaient de sa taille comme un ruisseau de lumière. Elle faisait pénétrer une huile parfumée dans la peau de Starbuck lentement, avec des doigts experts ; mais il ne réagissait pas. Refusait de réagir à ses caresses les plus intimes, ses suggestions les plus savantes. Un cadavre… Dieux, aidez-moi, je suis enterrée vivante.
La main d’Arienrhod glissa de la cuisse de Starbuck tandis que les muscles durcissaient… rigidité cadavérique. Elle se retourna sur le ventre, posa sa tête sur sa poitrine et le regarda avec inquiétude. Il vit ses yeux couleur d’agate – la mauvaise couleur – et les ombres dans leurs profondeurs de sagesse sans pitié… des yeux envoûtants qui le retenaient prisonnier dans son propre esprit. Il ferma les siens. Mais j’ai fait tout cela pour toi, Arienrhod.
— Tu es donc si fatigué, après tout ?
Elle souleva la médaille d’extramondien sur sa poitrine, la retourna distraitement entre ses doigts ; il perçut un froid ressentiment sous sa sollicitude.
— À moins que tu ne t’ennuies ? Aimerais-tu que nous soyons à trois ?
— Non.
Il la prit dans ses bras et l’attira contre lui, glissa les doigts dans la soie de ses cheveux, lui embrassa les lèvres, les yeux, le creux de la gorge… et n’éprouva rien. Rien. Le fantôme de la fille qui avait surgi pour lui de la mer serait désormais éternellement entre eux et il verrait ses yeux, les vrais yeux, les seuls. Ils l’accuseraient toujours, pleurant des larmes de sang, à jamais…
— Arienrhod (avec désespoir) tu sais que je t’aime ! Tu sais que tu es tout pour moi, tout ce qu’elle a été et plus encore…
Mais ces paroles étaient une plainte. Il la lâcha. Sur lui, Arienrhod se figea.
— Elle ?… Qu’est-ce que tu racontes, mon amour ? Notre Moon ? demanda-t-elle d’une voix douce, voilée. Est-ce qu’elle reviendrait te hanter, après si longtemps ? Elle est partie. Nous l’avons perdue, il y a longtemps. Tu dois l’oublier.
Elle lui caressa lentement les tempes.
— Par tous les dieux, je le croyais !
Starbuck roula sa tête d’un côté et de l’autre sur les coussins, tentant d’échapper à son propre reflet mais il le suivit inexorablement.
— Alors pourquoi ? Pourquoi penses-tu à elle maintenant ? Tu as peur de l’arrivée du Changement ? Je t’ai promis qu’il ne viendrait jamais.
— Je m’en moque !
Après avoir tué les miens… je me moque de tout. Avec précaution il la fit glisser de lui, se retourna, la tête dans les mains. Elle s’assit et la ceinture d’argent tinta sur sa peau.
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