Il changea d’expression, comme un homme surpris en flagrant délit d’oubli très grave. La figure de Jerusha s’était figée, comme un masque.
— Vous ne quittez donc jamais le service ? demanda-t-il à mi-voix.
— Votre moralité ne me tou… ne me concerne pas, service ou non.
— Quoi ? (Une tout autre expression.) Vous voulez dire… C’est ça que vous pensez ?
Le soulagement de Ngenet explosa dans un grand rire.
— Je croyais que vous cherchiez des contrebandiers !
Elle ouvrit la bouche mais il traversa vivement le bric-à-brac, vers elle.
— Jerusha ! Dieux des dieux, ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce n’est pas ce que vous pensez. Elle n’est qu’une amie. Pas un amour. Elle est assez jeune pour être ma fille ! Elle est en mer, en ce moment.
Jerusha se détourna, baissa les yeux.
— Je ne voulais pas… vous déranger.
Il s’éclaircit la gorge, souleva un gros coussin fané, le rejeta.
— Je ne suis pas une effigie en plastique, vous savez…
— Je ne l’ai jamais cru.
— Je… Vous avez dit une fois que je n’étais pas stupide. Mais, durant tout ce temps, avec toutes vos visites, je n’ai jamais compris… que vous vouliez quelque chose de plus.
Il leva une main, la toucha comme il ne l’avait jamais fait.
— Je ne voulais pas que vous sachiez…
Je ne voulais pas l’avouer, même à moi ! Elle essaya de bouger, de reculer, de repousser sa main, elle essaya, tremblant comme un oiseau sauvage. Il la lâcha.
— Y a-t-il quelqu’un d’autre ? En ville, dans votre monde, un autre…
— Non, souffla-t-elle, écarlate. Jamais.
— Jamais ?… Jamais ?… Jamais personne ne vous a caressée ainsi (La main glissait sur sa nuque, son oreille, sa joue…) ou comme ça (… sous l’agrafe de sa tunique, à sa gorge… vers les seins…) ni fait ceci ?
Il l’enlaça, la serra contre lui au point qu’elle sentit leurs deux corps se fondre et sa bouche qui venait lui prendre les lèvres.
— Oui… Maintenant…
Un murmure quand le baiser la délivra. Elle retrouva le nectar de la bouche, soudain exigeante.
— Pardon, monsieur ?
Jerusha étouffa un cri et se dégagea par réflexe ; elle vit le vieux cuisinier sur le seuil, le dos tourné.
— Qu’est-ce que c’est ?
La voix de Miroe était rauque.
— Midi, monsieur. Le repas de midi est prêt… mais il vous attendra, monsieur.
Jerusha devina le sourire entendu du cuisinier qui retournait vers l’office. Miroe soupira, essaya de sourire, de froncer les sourcils mais ne réussit qu’à avoir l’air vexé. Il voulut reprendre la main de Jerusha mais elle la lui retira avant qu’il referme les doigts. Il la regarda, surpris. Elle sourit, d’un sourire mal assuré.
— Vous avez posé la question éloquemment, mais vous auriez dû la poser une autre fois, Miroe… Je suis trop près de la fin… ou pas assez.
— Je comprends.
Il hocha la tête, soudain sur la réserve, comme si l’instant passé entre eux, ce moment qu’elle avait attendu si longtemps, ne signifiait rien pour lui. La déception et la honte lui pincèrent le cœur. Est-ce tout ce que ça aurait été pour vous ?
— Je ferais mieux de retourner en ville.
Ainsi vous pourrez raconter à vos petites amies hiverniennes que vous avez presque eu le commandant de police à déjeuner.
— Vous n’avez pas besoin de partir. Nous pouvons… faire comme si rien ne s’était passé.
— Vous le pouvez peut-être. Pas moi, plus maintenant. La réalité est trop forte.
Elle enfila sa capote, se tourna vers la porte.
— Jerusha… Vous irez bien ?
Elle fut arrêtée par l’inquiétude qui perçait dans sa voix, revint sur ses pas, de nouveau maîtresse d’elle-même.
— Oui. Même une seule journée hors d’Escarboucle est comme une transfusion sanguine. Peut-être… Je vous reverrai peut-être, au Festival… avant le départ final ?
Elle s’irritait de le demander, alors qu’elle ne le voulait pas.
— Non, je ne crois pas. C’est un Festival auquel je n’ai pas envie d’assister. Et je ne quitte pas Tiamat, j’y suis chez moi.
— Oui, bien sûr, murmura-t-elle en sentant revenir le sourire artificiel, comme une crampe. Eh bien, peut-être… Je vous appellerai peut-être, avant mon départ.
— Je vais vous raccompagner.
— Ne vous donnez pas cette peine, c’est inutile.
Elle mit son casque, serra la jugulaire, ouvrit la grande porte aux gonds de fer et sortit, la poussant entre eux aussi calmement que possible.
Elle était arrivée à mi-pente quand elle entendit Ngenet l’appeler. En se retournant, elle le vit descendre en courant et elle s’arrêta, serrant les poings dans ses moufles.
— Oui ?
— Une tempête arrive.
— Mais non. J’ai consulté la météo avant de quitter Escarboucle.
— Au diable la météo, si ces salauds voulaient bien quitter un peu leurs simulateurs et regarder le ciel… Elle sera ici demain avant l’aube.
Il montrait le ciel et elle leva les yeux mais elle ne vit rien que quelques nuages pommelés, un pâle halo de brume nimbant les Jumeaux.
— Ne vous inquiétez pas, je serai rentrée avant la nuit.
— Ce n’est pas pour vous que je m’inquiète ! répliqua-t-il en regardant vers le nord.
— Ah !…
Elle sentit sa figure perdre toute expression.
— Cette fille qui demeure ici, elle est en haut de la côte dans un petit bateau. Elle ne doit pas rentrer avant demain dans la soirée. Je l’ai déjà repêchée une fois à moitié gelée et morte, je n’aurai peut-être pas la même chance deux fois. Je ne la retrouverai jamais à temps, à moins…
— Très bien, Miroe. Allons la chercher.
Il hésita.
— Je… Je ne sais pas comment vous demander ça, je n’en ai pas le droit, mais…
— Je comprends. C’est mon devoir de porter secours.
— Non, je vous demande d’être… hors service, en faisant cela. D’oublier que vous avez déjà vu la personne que vous allez voir. (Il sourit, ou grimaça.) Vous voyez, j’ai bien trop confiance en vous, moi aussi.
Il se frotta vigoureusement les bras et elle s’aperçut brusquement qu’il était sorti sans manteau. Et elle se rappela son malaise à son arrivée, en le comprenant enfin.
— Elle n’est pas une meurtrière, elle n’a massacré personne, ni rien ?
— Loin de là ! s’exclama-t-il en riant.
— Alors j’ai une mémoire abominable. Venez, avant de périr de froid. Vous me raconterez la conspiration en chemin.
Ils descendirent au bas de la colline, dans les dents du vent. Jerusha prit les commandes du patrouilleur et vola vers le nord le long de la côte escarpée.
— Bien. Je pense que maintenant je peux me permettre d’assembler les pièces du puzzle. Vous avez bien eu quelque chose à faire avec ce techlegger abattu près d’ici il y a quinze jours. Votre invitée est une contrebandière.
Elle retrouvait avec un certain soulagement les habitudes familières, leurs anciennes relations sans complications.
— Vous avez à moitié raison.
— À moitié ? Alors expliquez.
— Vous vous rappelez les circonstances de notre première rencontre ?
— Oui, dit-elle, revoyant soudain la figure vertueusement indignée de Gundhalinu. Il vous avait réellement épinglé.
— Votre sergent. (Elle le vit sourire avant qu’il se souvienne.) Je suis navré de ce qui est arrivé. Désolé pour vous.
— Au moins, c’était rapide. ( Et c’est là toute la miséricorde que nous pouvons espérer dans cette vie. ) La fille… ? demanda-t-elle avec un soudain pressentiment.
— C’est l’Étésienne qui vous a échappé, celle qui est partie et a quitté ce monde avec les contrebandiers.
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