Plus près d’elle, une étrange apparition en noir observait leur travail, une forme humaine, masculine, avec la tête hérissée de piquants d’une créature de totem. Moon le vit agiter une main et elle perçut vaguement sa voix atone portée par le vent, une voix humaine. Les premiers ondins étaient traînés en haut de la plage ; un Limier s’agenouilla près de chaque cadavre, elle vit scintiller un couteau et le sang jaillir sur la fourrure soyeuse pour se déverser dans un seau. Puis, la grâce enfuie, la vie volée, la joie et la beauté arrachées, le corps de l’ondin fut laissé là, pour pourrir sur sa plage ancestrale et servir de pitance aux charognards.
Les yeux de Moon, noyés de larmes, ne voulaient plus rien voir. Elle avait la nausée, une haine meurtrière l’envahissait. Sa main se referma sur un gros galet, le serra de plus en plus fort ; elle se hissa sur les genoux. À côté d’elle, Silky se redressa, se releva d’un mouvement brusque et s’appuya sur son épaule. Elle l’entendit parler, sans rien comprendre mais en sentant la blessure plus profonde qu’il avait ressentie en voyant ses frères massacrer ses amis. Il s’avança en chancelant un peu, avant qu’elle songe à le suivre, il se dirigeait vers l’être humain en noir, entouré de ses Limiers.
— Silky…
Elle se releva péniblement, rejeta ses palmes et le suivit, serrant le galet dans sa main.
L’homme en noir se tourna à peine vers eux.
— Arrêtez-les.
Il fit un geste indifférent et trois des Limiers le quittèrent pour barrer le chemin à Silky, l’entourer sans hésitation. Elle entendit une cacophonie de mots inconnus, un marmonnement, puis elle les vit lutter. Des tentacules fouettaient des têtes, des yeux argentés, un couteau brilla…
— Non ! Silky !
Elle s’élança en courant. Le troisième Limier se détacha et l’attrapa, la jeta de côté… et elle vit la lame frapper. Silky tomba comme une pierre parmi les pierres. L’homme en noir se retourna au cri de Moon mais au même instant, elle frappa le troisième Limier de toute sa force et l’assomma. Les autres l’empoignèrent, la maintinrent solidement entre eux tandis que le troisième chancelait, en sang, et venait rabattre son capuchon, dénuder sa gorge. Les cheveux de Moon cascadèrent sur ses épaules ; des tentacules s’y emmêlèrent et lui tirèrent la tête en arrière.
— Arrêtez !
Quelqu’un cria l’ordre. Mais elle n’avait plus de voix, plus de temps du tout, rien qu’un dernier kaléidoscope de nuages et de ciel tandis que la lame ensanglantée mordait déjà sa gorge…
Un choc violent rejeta le Limier loin d’elle, la fit tomber.
— Laissez-la tranquille ! Qu’est-ce que vous faites ?
Les lourdes bottes de l’homme noir l’enjambaient, la protégeaient comme un arbre face à la tempête. Elle leva les yeux mais ne vit que son ombre à contre-jour sur la plage désolée…
— … parce qu’elle est une sibylle, nom des dieux ! Voilà pourquoi ! Qu’est-ce que vous cherchez, à me contaminer ? Foutez-moi le camp d’ici, et jetez ce couteau à la mer !
Il les chassa d’un geste, s’écarta d’elle quand ils partirent et s’accroupit.
Moon se redressa avec méfiance ; un filet de sang chaud coulait sur le tatouage au creux de sa gorge, s’insinuait dans sa combinaison, entre ses seins.
L’homme en noir… Elle était certaine que c’était un homme maintenant, caché sous un masque. Elle ne voyait que ses yeux et ils étaient gris-vert. Il tendit un gant hésitant vers son cou. Elle eut un mouvement de recul, surprise, mais essuya le sang de son tatouage d’un geste brusque. Elle le vit frémir à la vue du trèfle.
— Dieux ! Est-ce que je deviens fou ?
Il se détourna, parut chercher sur la plage une affirmation, un démenti.
— Tu n’es pas vraie ! Tu ne peux pas ! Qu’est-ce que tu es ?
Il leva de nouveau la main, la prit par le menton pour tenir sa figure devant lui ; la lâcha, caressa sa joue, ses cheveux.
— Pas elle…
C’était presque une supplication.
Elle porta sa main gantée à sa gorge, où la douleur s’étendait d’une oreille à l’autre, du menton à la poitrine, pour lui cacher sa blessure, protéger le trèfle.
— Moon, souffla-t-elle sans savoir pourquoi elle donnait son nom mais heureuse d’avoir encore une voix pour le prononcer. Sibylle… Oui, je le suis ! dit-elle plus durement. Et je dois vous dire que vous avez commis un crime. Vous n’avez pas le droit de chasser sur ces terres. Et aucun homme n’a le droit d’assassiner un être intelligent ! C’est un assassinat ! Un assassinat !
Elle tendait la main vers le carnage sur la plage, sans suivre des yeux son geste. Il le suivit, lui, et son regard revint vers elle, aussi vert et dur que des émeraudes.
— Tais-toi, bons dieux !
Mais les yeux restèrent sur son visage, incrédules, perplexes, et il crispait les mains sur ses genoux.
— Maudite ! Maudite ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Comment peux-tu être venue ici, pour me voir comme ça ? Après m’avoir abandonné… je devrais te tuer pour ça !
Il se tordit les mains, arracha d’elle ses yeux, lança ses paroles au vent.
— Oui ! Oui, tuez-moi aussi ! Tueur d’ondins, tueur de sibylle, lâche… et maudit vous-même !
Elle tendit vers lui ses mains ensanglantées, pour tenter de l’atteindre, de le blesser, de le contaminer…
Mais sa main n’avait plus de force et retomba, oubliée, quand elle vit enfin le symbole brillant sur le costume noir : le signe du cercle croisé et recroisé, le signe de l’Hégémonie. La médaille qu’elle avait vue tous les jours de sa vie, en Été… Elle leva de nouveau la main et il ne l’empêcha pas de toucher le symbole. Lentement, très lentement, elle leva les yeux, sachant que dans un instant elle…
— Non !
Sans avertissement, il serra le poing, la frappa violemment et l’expédia dans les ténèbres.
— Bonjour, Miroe !
En uniforme, arborant son plus beau faux sourire, Jerusha descendit du patrouilleur. Le vent plaqua sur ses épaules ses doigts glacés, tenta d’ouvrir la capote à moitié boutonnée, pour de plus brutales libertés. Sale temps ! Le sourire vacilla.
— Jerusha ?
Ngenet descendait la pente, alerté par les ouvriers agricoles qui avaient vu arriver l’engin de patrouille. Son sourire de bienvenue parut sincère à Jerusha et le sien devint plus chaleureux. Mais elle surprit l’ambiguïté du regard qui détaillait l’uniforme avant de monter à ses yeux.
— Il y a longtemps.
— Oui, murmura-t-elle, en se demandant si le temps était la raison de son hésitation. Je sais. Comment… comment allez-vous, Miroe ?
— Toujours pareil. Rien n’a beaucoup changé, répondit-il, haussant les épaules, les mains enfoncées dans les poches de son parka. En général, rien ne change. C’est une visite officielle, ou simplement amicale ?
Il regarda derrière elle le patrouilleur vide.
— Un peu des deux, avoua-t-elle en s’efforçant de parler sur un ton léger mais elle le vit pincer les lèvres, imperceptiblement. C’est-à-dire que nous avons reçu un rapport sur un techlegger qui se serait noyé près d’ici ( il y a au moins deux ou trois semaines ) et comme j’enquêtais là-dessus dans la région…
— Le commandant de police fait la chasse aux malfaiteurs dans l’intérieur ? Depuis quand ? ironisa-t-il.
— Eh bien, j’étais la seule dont on pouvait se passer.
Elle rit, un peu penaude, en étirant les muscles de ses joues qui ne servaient plus. Il rit aussi, franchement.
— Allons donc, Jerusha, vous savez que vous n’avez pas besoin de prétexte officiel pour venir ici. Vous êtes toujours la bienvenue… en amie.
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