Et il s’était retourné vers le nord, le front plissé par une question inquiète qui n’avait rien à voir avec ses mots.
Car à présent, après cent cinquante ans encore d’exploitation, les extramondiens s’apprêtaient à partir. L’injustice qu’il avait tenté d’empêcher allait prendre fin… le temps de la régression et de l’ignorance reviendrait… une nouvelle demi-révolution de la roue infinie de l’inutilité. Au moins, les Étésiens rendraient aux ondins un espace inviolé, le temps de se reproduire avec une pénible lenteur, de réparer le tort hideux que leurs créateurs leur avaient causé.
Mais le bien et le mal, le temps lui-même ne signifiaient rien pour les ondins, ne formaient aucun concept reconnaissable pour Moon dans leur ordre des choses. S’ils n’étaient pas inquiétés, ils vivaient pendant des centaines, peut-être des milliers d’années. Un ensemble différent de paramètres avait le dessus, dans leur cerveau, ils vivaient pour l’instant présent, pour la beauté éphémère d’une bulle s’élevant dans la lumière et disparaissant, pour l’acte de la création, du devenir. Un artefact durable n’avait pas de besoins, pas de but ; car le chant, la danse, l’acte étaient en eux-mêmes une œuvre d’art, comme une fleur ou une vie, embellie par sa fugacité. Le tangible, le matériel, n’avaient pas plus d’utilité ni de conséquence pour eux que le temps lui-même. Leur vie était infinie, selon les normes humaines, et ils la vivaient en hédonistes, absorbés par la caresse sensuelle de leur passage dans l’eau limpide, dans la chaleur et le froid, les courants et les vagues, le schisme étonnant entre l’air et l’eau, la fluide chaleur du désir, la tiède présence apaisante d’un enfant.
Il y avait peu de choses que Moon pouvait leur communiquer avec des mots, même s’il y avait eu un interprète pour franchir la barrière d’incompréhension. Et pourtant, là parmi eux, même enfermée dans la peau inanimée de sa combinaison de plongée, elle sentait se dissoudre la peau mentale de ses perceptions, de ses valeurs, de ses buts. Elle pouvait écarter le souvenir de ce qui venait de se passer ainsi que l’incertitude de l’avenir, laisser le présent devenir éternité et l’avenir se fondre en écume. Elle voyait tourner autour d’elle avec exubérance l’ondin qui lui avait servi de mère, elle savait qu’ils étaient tous ses amis, sa famille, ses amoureux, elle sentait qu’elle faisait partie de leur monde hors du temps. Doucement, en hésitant, elle ajouta sa voix à l’harmonie du chant des ondins.
Silky s’approcha d’elle, ses tentacules glissèrent sur ses épaules, entourèrent le tuyau de sa bouteille d’oxygène, tirèrent…
— Silky !
La protestation fut déformée quand elle enfonça les dents dans son embout pour éviter qu’il soit arraché de sa bouche. Elle leva les mains, sentit d’autres tentacules s’enrouler autour d’elle alors qu’elle tentait de protéger son approvisionnement d’air ; elle remonta ses pieds aux palmes encombrantes pour le repousser. Elle s’aperçut alors que deux Silkys se battaient à côté d’elle, vit le couteau sortir du fourreau, derrière l’épaule du faux, se balancer parmi les tentacules comme un serpent aux dents pointues, pris entre les victimes. Elle rua des deux pieds mais pas avant que la lame choisisse une cible et qu’un nuage de sang noir se déploie à l’épaule de Silky.
Elle le prit dans ses bras, essaya de nager hors de portée du tueur, mais les eaux calmes bouillonnaient soudain de corps, alors que les ondins de la colonie se jetaient à la mer, poussés avec les autres en une masse prise de panique. Ils se débattaient autour d’elle, la pressaient de tous côtés, lourdement ; des nageoires, des têtes, des corps la heurtaient et la meurtrissaient. Elle resta cramponnée aux tentacules traînants de Silky en luttant pour remonter à la surface au milieu du chaos. Mais, au-dessus d’elle, dans l’eau plus lumineuse, elle vit la silhouette d’un lourd filet descendant vers eux, l’ombre noire de la double coque d’un navire fendant la surface de la baie. D’autres silhouettes ressemblant à Silky guidaient la chute du filet qui tomba sur elle comme un linceul, l’entraîna vers le fond en pleine claustrophobie démente… La Chasse ! Non… Ce n’est pas possible ! Pas ici, pas ici…
Mais il était futile de nier que l’impossible la serrait à la gorge, qu’au-dessous d’elle les ondins étaient massacrés, rendus fous par la douleur et la détresse, qu’ils mourraient tous. Elle lâcha Silky mais resta près de lui, elle le vit hocher la tête et agiter ses tentacules à travers le filet alors qu’elle se cassait en deux et dégainait son couteau de plongée du fourreau fixé à sa jambe. Elle se mit à trancher les mailles, de toutes ses forces ; le filet se déchira sous l’assaut furieux de sa lame, lui offrant un trou assez grand pour s’y glisser.
Elle nagea par la brèche en entraînant Silky, juste au moment où le filet les forçait à plonger parmi les ondins enragés. Mais elle continua de frapper, en se retenant d’une main au bord de l’ouverture, à taillader pour agrandir le trou.
— Par ici ! Ici ! Sortez, sortez, sortez !
Elle criait dans le tumulte de leurs cris, sanglotant de rage. Mais la panique des ondins était sourde à toute pensée cohérente et la poignée qui tomba par le trou était simplement poussée par les efforts désordonnés des autres pour se sauver. Elle chercha parmi eux celui qui avait été sa mère mais ne le trouva pas. Et elle continua de taillader, en jurant, en haletant. Malgré tous ses efforts, les ondins se noyaient ; sans défense, ils se noyaient pour leurs assassins et elle était incapable de les sauver.
Silky s’accrochait au filet à côté d’elle, en nageant maladroitement, assommé par sa blessure ou par les ondes soniques qui désorientaient les ondins. En le regardant, Moon vit deux des Limiers plonger vers lui et le ligoter dans leurs tentacules, lui faire lâcher le filet…
D’autres tentacules entourèrent Moon par-derrière et l’aveuglèrent à moitié, arrachèrent le couteau de sa main alors qu’elle se retournait sur son assaillant. Comme des serpents furieux, ils recouvrirent son masque, trouvèrent le tuyau d’air et lui arrachèrent le respirateur. De l’eau glacée filtra sous le masque et la panique doubla ses forces. Mais les liens de chair du Limier ne lui laissaient pas de place et ce n’était jamais que la force de deux femmes qui se noient.
Pas un instant avant que sa tête ne fende la surface, pas avant que ses poumons brûlants n’aspirent enfin de l’air et non de l’eau salée, elle ne comprit qu’ils n’avaient pas voulu la noyer, qu’ils n’en avaient pas encore fini avec elle.
Elle trébucha, inexplicablement, quand ses palmes se prirent dans les algues du fond ; clignant des paupières sur les larmes brûlantes de l’océan, elle vit de petites vagues lécher la plage et la côte s’élever devant elle. Deux Limiers la propulsèrent sur la terre ferme, la traînèrent en la portant à moitié sur les galets de la plage des ondins. Il n’en restait plus un seul et les Limiers la laissèrent tomber sans plus s’occuper d’elle, toussante et crachante. Elle entendit un autre corps s’aplatir à côté d’elle et vit Silky. Elle se souleva sur ses coudes pour s’approcher de lui, elle essaya en vain de voir sa blessure et, faute de mieux, elle lui serra faiblement l’autre épaule d’un geste rassurant.
Enfin elle s’assit, la gorge à vif déchirée par chaque bouffée d’air pénétrant dans ses poumons congestionnés, arracha son masque et sentit le vent aigre la gifler. Au bout d’un moment, d’autres silhouettes émergèrent de l’eau, plus loin sur la plage, traînant des cadavres d’ondins pour le dépeçage final. Elle enfonça ses poings dans les galets en gémissant tout bas, mais pas sur elle-même.
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