— Elle est revenue ? Comment ?
— Ils l’ont ramenée.
Jerusha sentit le patrouilleur tressauter, secoué par un violent courant descendant, et elle régla les commandes.
— Elle est donc revenue illégalement. Où est-elle allée entre-temps ?
— À Kharemough…
— Tiens, tiens. Dites-moi, Miroe, vous êtes sûr que c’est accidentellement qu’elle a été emmenée en extramonde ?
— À cent pour cent ! Que voulez-vous dire ?
— Vous n’avez jamais remarqué que Moon Marchalaube Étésienne ressemblait à la reine de façon frappante ?
— Non. (Indifférence totale.) Voilà des années, d’ailleurs, que je n’ai pas vu la Reine des Neiges.
— Que diriez-vous si je vous révélais que la reine sait qui elle est, qu’elle a été furieuse de sa disparition ? Si je vous disais que tous mes ennuis ont commencé parce que je l’ai laissée échapper ? Si je vous apprenais que Moon Marchalaube est le clone de la reine ?
Ngenet regarda Jerusha avec stupeur.
— Vous avez des preuves ?
— Non, mais je le sais. Je sais qu’Arienrhod a des projets pour cette fille… des plans pour faire d’elle-même, de son autre moi, la Reine d’Été. Et si elle découvre que Moon est de retour…
— Elles ne sont pas la même personne. Elles ne le peuvent pas, affirma Miroe en fronçant les sourcils. Vous oubliez un détail sur Moon.
— Lequel ?
— C’est une sibylle.
Jerusha sursauta, ses souvenirs confirmant ces mots.
— En effet… Mais cela ne veut quand même pas dire que j’ai tort. Ou qu’elle ne représente pas un danger pour l’Hégémonie.
— Que comptez-vous faire ?
Miroe pivota sur son siège, pour lui faire face. Elle secoua la tête.
— Je ne sais pas. Je ne le saurai qu’en arrivant là-bas.
— Dépouillez ces carcasses, là. Vite… un blanc arrive… abri avant la nuit…
Des aboiements de chiens. Moon sentait le monde affluer et refluer, comme la langue froide de la mer qui léchait ses pieds, ses jambes. Elle ouvrit les yeux en se souvenant qu’elle ne voulait pas les ouvrir ni voir… Mais elle ne vit que le ciel, quelques nuages inoffensifs à la dérive. Elle avait peur de bouger.
— Ça, c’est mort.
— … coup de chance, la Mère soit louée !… jamais trouvé autant de peaux…
— Louée soit la Reine des Neiges !
Rires.
— Celle-là ne l’est pas.
Une figure cacha le ciel, une tête enveloppée de blanc. Un être s’accroupit, fit asseoir Moon. Elle entendit sa propre voix marmonner, délirer.
— Noir. En noir. Où… Où ?
Elle leva les mains, enfonça les doigts dans la lourde épaule blanche pour se soutenir, et elle vit le cadavre, à côté d’elle.
— Silky !
La silhouette blanche la repoussa et se releva.
— Un de ces foutus défenseurs d’ondins, probable. Elle a dû tuer le Limier. Ils n’ont pas achevé leur travail avec elle.
La voix était jeune, masculine. Moon étirait ses bras pour toucher l’extrémité des tentacules inertes.
— Silky… Silky…
— Alors, achève-le.
Une voix dure, usée par le temps. Moon roula sur le côté alors que le garçon s’accroupissait de nouveau et ramassait un gros galet. Elle tâtonna fébrilement sur la fermeture de sa combinaison, tira, la fit glisser jusqu’à sa taille alors que la pierre menaçait déjà sa tête.
— Sibylle !
Elle lança le mot comme un bouclier. La pierre tomba de la main interdite du gamin. Il rabattit son capuchon et elle vit sa figure perdre son inhumanité, ses yeux suivre d’un air ahuri la traînée de sang séché, jusqu’à la gorge blessée.
— Sibylle, dit-elle en montrant le tatouage, en priant que le dessin soit assez net, qu’il comprendrait.
— Man ! cria-t-il en tombant assis sur ses talons. Viens voir ça !
D’autres silhouettes blanches spectrales l’entourèrent, comme un tribunal de fantômes, se dédoublèrent et scintillèrent devant sa vue brouillée.
— Une sibylle, Man ! Nous ne pouvons pas la tuer.
Une personne mince, féminine, dansait de joie à côté de Moon.
— Je n’ai pas peur du sang de sibylle ! Je suis sacrée. Je vivrai éternellement.
Moon identifia la vieille à sa voix, parmi les combinaisons éblouissantes.
— Ah, tu crois ça !
La fille repoussa son frère et se pencha pour regarder de près la gorge de Moon. Elle rit nerveusement, se redressa.
— Tu peux parler ?
— Oui…
Moon s’assit, porta une main à sa gorge, une autre à sa figure enflée. Elle jeta un coup d’œil au cadavre de Silky, vit derrière lui d’autres silhouettes blanches armées de couteaux à dépecer, qui mutilaient les corps des ondins morts. Elle vacilla, serra ses genoux contre elle, se cacha ce spectacle. Je ne l’ai pas vu. Non. C’était quelqu’un d’autre ! Elle gémit ; sa voix était la lamentation dolente d’un chant d’ondin solitaire.
— Alors, je la veux ! déclara la fille en se tournant vers la vieille. Je la veux pour mon zoo. Elle peut répondre à n’importe quelle question !
— Non ! (La vieille la gifla et elle se protégea la tête.) Les sibylles sont malades, les extramondiens le disent. Elles sont menteuses. Tous les devins. Plus de ménagerie, Bloodwed ! Tu nous empestes assez avec ça. Je m’en vais me débarrasser de ces…
— Essaie voir un peu !
Bloodwed décocha une méchante ruade. La vieille hurla et recula en chancelant.
— Essaie voir un peu ! Tu veux vivre éternellement, hein, espèce de vieille folle, alors je te conseille de laisser mes bêtes tranquilles !
— Ça va, ça va, gémit la sorcière. Ne parle pas comme ça à ta mère, sale ingrate. Est-ce que je ne te laisse pas avoir tout ce que tu veux ?
— Comme ça, c’est mieux, marmonna Bloodwed, les poings sur les hanches, en examinant Moon. Toi, je crois que tu vas être exactement ce qu’il me faut !
— Dieux ! Oh ! mes dieux !
C’était plus un juron qu’une prière.
Jerusha se taisait, à côté de Miroe sur la plage sans vie, écoutait les cris aigus lointains des charognards dérangés. Ses yeux erraient sur les cadavres jonchant les galets, sans vouloir se poser nulle part, enregistrer le moindre détail, incapables de regarder la figure blême de Miroe… Elle ne pouvait prononcer un seul mot ni le toucher, honteuse d’être une intruse, le témoin d’un chagrin qui dépassait son entendement. C’était la Chasse, le sacrifice des ondins… cet abattoir puant sur une plage désolée. C’était cette chose à laquelle elle s’était opposée par principe, sans jamais tenter d’en aborder la réalité. Mais cet homme avait haï la réalité.
Miroe s’éloigna du patrouilleur et serpenta parmi les cadavres des ondins, il examina chaque corps dépouillé et sanglant avec une attention masochiste. Jerusha le suivit en gardant ses distances ; elle serrait les dents au point qu’elle se demandait si elle serait capable de rouvrir la bouche. Elle le vit s’arrêter et s’agenouiller près d’un des corps. Elle s’approcha et vit que ce n’était pas un ondin. Ni un humain.
— Un… Limier mort !
— Un ami mort.
Il souleva dans ses bras le corps inerte du Dillyp, comme un enfant endormi ; elle vit la traînée sombre qu’il laissait sur la plage, regarda Miroe, sans comprendre, qui le portait au bord de l’eau, y entrait sans hésitation et marchait de plus en plus loin, jusqu’à ce que les vagues glacées atteignent sa poitrine. Et là, il laissa l’exilé rentrer sans bruit chez lui.
Quand il revint, Jerusha prit sa capote et la lui jeta sur les épaules. Il la remercia distraitement, d’un signe de tête ; elle crut presque qu’il ne sentait pas le froid. Soudain, elle se souvint qu’il y a cinq ans, un des techleggers était un Dillyp.
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