— Alors quoi… ?
Un peu d’affolement. Elle lui saisit les épaules.
— Tu es à moi, Starbuck, tu es tout ce que j’aime au monde. Je ne te partagerai pas avec un rêve étésien. Je ne t’abandonnerai pas à un fantôme… pas même au mien.
— Elle n’était pas un fantôme ! Elle était réelle !
Il se mordit le poing et les ongles d’Arienrhod s’enfoncèrent dans sa peau.
— Qui ? cria-t-elle en le sachant.
— Moon. (Quelque chose, un sanglot, le secoua.) Moon, Moon, Moon ! Elle était là, à la Chasse, elle est sortie de la mer avec les ondins !
— Un rêve, affirma-t-elle, les sourcils froncés.
— Non, ce n’était pas un rêve, Arienrhod ! cria-t-il en se rejetant sur le dos, l’épaule griffée. Je l’ai touchée, j’ai vu le symbole sur sa gorge… et le sang. J’ai touché le sang… elle m’a maudit.
La mort de tuer une sibylle… la mort d’aimer une sibylle…
— Imbécile ! (Mais pas à cause de sa témérité.) Pourquoi ne me l’as-tu pas dit tout de suite ?
— Je ne pouvais pas. Je…
Elle le gifla et il retomba avec stupéfaction sur les coussins.
— Où est-elle ? Que lui est-il arrivé ?
Il passa une main sur sa bouche.
— Les Limiers… Ils l’auraient tuée. Je les ai empêchés… Je… je l’ai laissée là-bas sur la plage.
— Pourquoi ?
Il y avait un monde de chagrin dans le mot chuchoté.
— Parce qu’elle m’aurait reconnu. Elle aurait su… elle aurait vu ce que je suis !
Les mots lui déchiraient la gorge. Son reflet tournait autour de lui, inlassablement.
— Ainsi, tu as honte d’être mon amour, l’homme le plus puissant de cette planète !
— Oui (et il avait honte aussi de la regarder). Quand j’étais avec elle, j’avais honte.
— Mais tu l’as laissée seule sur la plage, avec une tempête de neige qui menaçait, et tu n’en as pas honte !
Arienrhod serra les bras autour d’elle et frissonna, comme si c’était elle qui avait été abandonnée.
— Je ne savais rien de la tempête, bons dieux, elle n’était pas annoncée !
Tu n’avais qu’à regarder le ciel pour le savoir… Mais il s’était enfermé dans sa cabine pour cacher aux Limiers ses tremblements, sa perte de contrôle, il n’en était ressorti que lorsque la tempête s’abattait sur eux, quand il était trop tard pour penser à autre chose qu’à leur propre survie. Et ensuite… il était bien trop tard pour quoi que ce soit. Il affronta avec colère celle d’Arienrhod.
— Je ne te comprends pas ! Quelle importance a-t-elle pour toi ? Mais si elle est ta parente, tu n’as jamais été proche d’elle. Pas comme moi…
— Personne au monde n’est plus proche d’elle que moi, déclara Arienrhod penchée sur lui. Tu ne l’as pas compris ? Tu n’as pas encore vu… que je suis Moon ?
— Non.
Il s’écarta d’elle ; elle saisit la chaîne de sa médaille et le retint.
— Moon est mon clone ! Je l’ai fait élever comme une Étésienne, pour reprendre ma place de reine. Nous sommes absolument identiques, absolument, cria-t-elle en se passant les mains sur le corps. Et nous t’aimons toutes les deux, par-dessus tout.
— Ce n’est pas possible…
Il lui effleura le visage, et il comprit que ça l’était. Elles étaient la nuit et le jour, le fer et l’air, la bile et le miel… Alors pourquoi est-ce que je vous aime toutes les deux ? Il baissa la tête. Parce que je vous aime toutes les deux, les dieux me pardonnent !
— Tout est possible. Même qu’elle me soit revenue, murmura Arienrhod, le regard perdu dans le temps. Mais ai-je toujours besoin d’elle… est-ce que je la veux encore ?… Et toi, mon amour ?
Il se laissa aller contre elle, sentit qu’elle l’enlaçait, le caressait tendrement, d’un geste possessif.
— Non. ( Pas plus que je ne l’ai toujours désirée, elle seule. ) Seulement toi, Arienrhod. Tu m’as fait ce que je suis. Je n’ai besoin que de toi.
Et tu es tout ce que je mérite.
— Allez, viens, sibylle ! Viens faire la connaissance de ma ménagerie !
La voix aiguë, pointue de Bloodwed piqua Moon comme un aiguillon, l’attira hors de la foule de badauds à l’entrée de la caverne. Ils s’étaient tous approchés pour la dévisager, la montrer du doigt en marmonnant, lui crier des questions vulgaires auxquelles elle restait sourde, avec tout ce qui restait de volonté dans son corps engourdi : une belle prise, un beau poisson accroché sur la jetée. Mais aucun des nomades n’osait s’avancer assez pour la toucher et ils s’écartèrent devant sa démarche chancelante, comme de l’herbe séparée par le vent. Même Bloodwed ne l’avait jamais vraiment touchée. Moon avait reconnu, cependant, le paralyseur accroché à sa ceinture.
Et même si elle avait eu le courage de tenter de s’échapper, elle ne saurait où aller. Pendant deux jours, ils avaient voyagé à bord des glisseurs des neiges, grimpant dans les hauts plateaux glacés de l’intérieur, jusqu’à ce camp isolé de nomades. Elle n’avait plus de forces pour marcher seule dans les solitudes d’Hiver… à peine celle de traverser l’immense abri de rocher. Des chiens aboyèrent sur son passage, enchaînés parmi les tentes synthétiques aux couleurs vives, et celles, grises et marron, faites de peaux de bêtes. Les tentes parsemaient la caverne comme de grotesques stèles funéraires. Des dizaines de braseros à chaleur perpétuelle, des lanternes chauffaient et éclairaient ces profondeurs ; derrière Moon, les voix des hommes se disputant le butin les emplissaient d’échos. Elle ralentit le pas et tendit ses mains gantées à un brasero, au passage. Mais Bloodwed s’impatienta.
— Allez, dépêche-toi !
Et Moon repartit, trop épuisée et gelée pour protester.
La fille la poussa dans un passage étroit, dans le fond de la caverne, à demi obscur ; elle distingua vaguement de la lumière à l’extrémité. Des miasmes inconnus lui piquèrent les narines comme de la fumée tandis qu’elle avançait à tâtons vers une barrière de bois et de fil de fer. Bloodwed la repoussa, enfonça le pouce dans une lourde serrure. La barrière s’ouvrit, et elle y fit passer Moon.
Moon entra, entendit Bloodwed la suivre et s’arrêta devant sa nouvelle prison. La salle souterraine avait sept à dix mètres de diamètre et un plafond de rocher presque aussi haut ; un brasero incandescent trônait au centre comme un soleil. Tout autour des parois, dans des cages, attachées par des cordes ou des chaînes, il y avait des créatures d’une demi-douzaine d’espèces impossibles à identifier, à fourrure, à plumes, couvertes d’écailles ou d’une peau aux mille replis. Elle plaqua une main sur son nez et sa bouche, écœurée par les relents de leur sordide misère. Elle vit certains prisonniers se tapir dans un recoin, d’autres gronder en montrant les dents, d’autres encore qui restaient apathiques, sans réaction… Elle vit l’être humain couché sur une paillasse contre la paroi du fond, aussi loin que possible de la barrière et des autres.
— La garce ! La garce ! cria soudain Bloodwed.
Moon pivota brusquement, la ménagerie hurla et gronda et Bloodwed partit en courant dans le passage. La barrière claqua derrière elle. Moon se retourna et regarda le corps immobile sur la paillasse. Lentement, elle s’en approcha, en boitant alors que la sensation revenait et brûlait ses pieds engourdis. Les animaux effrayés reculaient dans leurs cages.
Elle arriva près de l’inconnu sans l’avoir réveillé et vit que c’était un homme, un extramondien… un Bleu. Son lourd uniforme était couvert de taches foncées et il portait les guêtres et les bottes sales des nomades. En contemplant sa figure, elle reconnut les traits bien ciselés qu’elle avait si souvent vus chez d’aristocratiques Kharemoughis ; mais cette figure-là était comme du cristal taillé, la peau tirée sur les os. Et il ne se réveillait toujours pas ; sa respiration était oppressée, irrégulière. Elle avança une main hésitante pour lui toucher la joue et la retira aussitôt en sentant la brûlure de la fièvre.
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