Parce que Starbuck aurait pu aussi facilement être l’un d’eux ou rien de tout cela. Il lui suffisait d’être un extramondien. Et le meilleur. L’anonymat de Starbuck était assuré par le rite et la loi ; il existait au-dessus et au-delà de toute autorité, de toutes représailles à part celles de la reine.
Starbuck se retourna, pour regarder les vêtements incongrus disposés sur une étagère, contre le mur de miroir à côté de la porte de glace : son costume de cour en soie noire et en cuir, le casque-cagoule qui masquait son identité, qui rendait Herne interchangeable avec des dizaines d’hommes aussi affamés de pouvoir et dépourvus de scrupules. Le casque avait une crête hérissée de pointes aiguës comme les bois d’un cerf, symbole du pouvoir arrogant que tout homme rêvait de détenir, du moins l’avait-il cru la première fois qu’il s’en était coiffé. Plus tard seulement, il avait compris qu’il appartenait à une femme, tout comme le véritable pouvoir… et comme lui.
Il s’assit brusquement sur le grand lit aux couvertures rabattues et regarda ses reflets multiples l’imiter à l’infini. Voyait-il le reste de sa vie ? Sa figure s’assombrit et il chassa l’image, en passant une main dans ses cheveux noirs et bouclés. Il y avait plus de dix ans qu’il était Starbuck et il était résolu à le rester… jusqu’au Changement. Il exerçait un pouvoir et le savourait, et peu importait à quelle fin ni où se trouvait la véritable source du pouvoir.
Peu importait ? Il regarda ses bras musclés, son corps encore ferme et juvénile grâce au privilège. Et au massacre des ondins… Non, le massacre n’avait aucune importance, ce n’était qu’un moyen vers une grande fin. Mais la source, oui, avait de l’importance. Elle comptait… Arienrhod. Elle détenait tout ce qui avait le pouvoir de l’émouvoir, la beauté, la fortune, le contrôle absolu… la jeunesse éternelle. Dès le premier instant où il l’avait vue dans la salle d’audience du palais, avec son précédent Starbuck à côté d’elle, il avait compris qu’il tuerait pour la posséder, pour être possédé par elle. Il imagina son corps pressé contre lui, le voile nuptial de ses cheveux, le joyau cramoisi de sa bouche amère… la puissance, le privilège et la passion incarnés.
Ainsi, il trouva tout naturel de glisser inconsciemment du lit sur un genou, alors que la porte s’ouvrait et rendait réelle la vision.
— … Le temps du Changement est sur nous ! L’Étoile d’Été nous guide vers le salut…
Moon serrait ses bras autour d’elle dans l’aube brumeuse, sur le port, en frissonnant autant de froid que d’angoisse. La respiration qu’elle retenait jusqu’à l’étouffement formait un nuage blanc quand elle exhalait et se dissipait dans l’haleine grise de la mer comme un esprit, une âme en fuite. Je ne pleurerai pas. Elle s’essuya la joue.
— Nous devons nous préparer pour la Fin et le nouveau Commencement !
Elle se retourna pour regarder derrière sa grand-mère, au bout du quai embrumé, le vieillard fou dont les rugissements déferlaient comme une vague sur le château de sable de son sang-froid. « Ah, tais-toi ! Espèce de vieux fou de… » Elle marmonna à peine les mots d’une voix chevrotante alors qu’elle voulait les hurler. Sa grand-mère la regarda, sa figure ridée pleine de compassion. Moon se détourna, honteuse d’avoir du ressentiment, furieuse d’en avoir honte. Une sibylle ne s’exprimait pas ainsi ; une sibylle était pleine de sagesse, de force et de pitié. Elle fronça les sourcils. Je ne suis pas encore une sibylle.
— Nous devons chasser les Mauvais de notre sein, nous devons jeter leurs idoles dans la Mer !
Naimy le Fou brandit ses poings vers le ciel couvert ; les manches élimées de sa longue robe sale retombèrent sur ses bras. Des chiens aboyaient autour de lui, en gardant prudemment leurs distances. Il se faisait appeler le Prophète d’Été et il errait d’île en île pour prêcher la parole de la Dame telle qu’il l’entendait, déformée par sa divine folie. Quand Moon était petite, elle avait peur de lui, jusqu’à ce que sa mère lui dise qu’il n’y avait pas de raison ; et elle s’était moquée de lui, jusqu’à ce que sa grand-mère le lui défende ; et elle avait eu honte de lui, jusqu’à ce qu’elle comprenne en grandissant qu’elle devait le supporter. Mais en ce moment, sa patience était à bout… et je ne suis pas encore une sibylle !
On disait que Naimy le Fou était né hivernien. Elle avait entendu dire qu’il était autrefois un incroyant adorateur de technique… qu’il avait défié les lois de la nature en versant le sang d’une sibylle. Que, pour le châtier, la Dame l’avait rendu fou ; que c’était ainsi qu’il purgeait sa peine. Le symbole trifolié porté par les sibylles était un avertissement contre la profanation, contre l’intrusion en territoire sacré. On disait que c’était mortel de tuer une sibylle, mortel d’aimer une sibylle, mortel d’être une sibylle… et l’on voulait parler ainsi d’une morte-vivante. Mortel de tuer une sibylle…
— Voilà le Pécheur qui adore de faux dieux ! Voyez-le !
La main noueuse se tendit, jaillissant comme une flèche accusatrice.
La tête de Sparks s’éleva dans la trajectoire, à l’extrémité de la jetée, tandis qu’il gravissait l’échelle de coupée. Sa figure se durcit d’une résolution haineuse quand ses yeux se posèrent au loin sur le vieillard, puis sur Moon. Mortel d’aimer une sibylle…
Moon secoua la tête comme pour réfuter une autre accusation muette. Mais il s’était détourné d’elle et regardait leur grand-mère, montrant à Moon toutes les choses qu’elle avait aimées et qu’elle perdait. Elle comprit enfin ce que l’on voulait dire, quand on disait que c’était mortel d’être une sibylle.
« Mais je ne suis pas encore une sibylle. » La protestation s’étouffa dans sa gorge.
D’en bas, quelqu’un appela Sparks ; il lança une réponse avant de s’avancer vers eux, grand, pâle et résolu. La marée descendait ; la surface de la baie était bien au-dessous de la jetée. Tout ce qu’elle voyait du vaisseau des marchands hiverniens, qui allait emmener Sparks, c’était la pointe de son mât, comme un doigt pointé qui lui faisait signe.
— Eh bien, je crois que c’est tout. Toutes mes affaires sont à bord ; ils sont prêts à appareiller.
Il regarda ses pieds en s’arrêtant devant elles, soudain intimidé. Il ne s’adressa qu’à sa grand-mère.
— Je suppose… Ma foi, je viens dire adieu.
— Préparez-vous à la Fin !
Grandman leva une main, caressa la joue du garçon.
— Sparks… Dois-tu partir déjà ? Attends au moins que ta tante Lelark revienne de la mer.
— Je ne peux pas, dit-il en reculant. Je ne peux pas. Il faut que je parte maintenant. Et puis, ce n’est pas pour toujours…
Comme s’il craignait que, s’il attendait, demain deviendrait trop facilement toujours.
— Ah ! mon enfant chéri… Mes enfants bien-aimés !
La grand-mère leva son autre bras, les étreignit tous les deux comme elle l’avait fait si souvent.
— Oue ferai-je sans vous ? Vous avez été toute ma joie, depuis la mort de votre grand-père… Dois-je vous perdre maintenant, et tous deux à la fois ? Je sais que Moon doit partir, mais…
— Repens-toi, pécheur !
Moon sentit plus qu’elle ne vit la bouche de Sparks se crisper alors qu’il se redressait et regardait d’un air furieux Naimy le Fou.
— Depuis toujours son destin l’appelle, et le mien aussi, Grandman. Mais je ne savais pas qu’il nous guiderait sur des chemins séparés.
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