Joan Vinge - La reine des neiges

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Après cent cinquante ans de règne, la belle Arienrhod, la Reine des Neiges et de l'Hiver, n'est pas encore lasse du pouvoir. Et pourtant voici que vient le temps de l'Été et des Étésiens. Alors Arienrhod a recours à de secrets clonages... Des êtres naîtront en qui elle pourra se réincarner.
Ce redoutable rôle échoit à Moon, une toute jeune Étésienne pour qui n'ont existé jusqu'ici que les joies de la mer et l'amour de son cousin Sparks…
C'est à elle qu'apparaît la Sybille, porte-parole de la Reine, pour lui annoncer les épreuves qu'il lui faut affronter.
Et Moon est précipitée, seule, dans une autre Galaxie… Reverra-t-elle jamais Sparks ?

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— Il y a près de cinq ans. Ma boutique est à côté… Je suis allée une fois à votre poste de police avec Sparks Marchalaube.

— La fabricante de masques, se souvint enfin Jerusha. Oui, je me rappelle.

Oh oui, je me rappelle ! Sauver ce petit salaud aura été la seconde plus grosse erreur de ma vie.

— J’ai vu que vous lui parliez, dehors. ( Vu ? Jerusha fut un instant déconcertée et s’efforça de dissimuler son irritation.) Il vient encore me voir de temps en temps ; quand il a besoin d’un abri. Il n’y a plus beaucoup de gens à qui il puisse parler, je crois. Je suis contente qu’il vous ait parlé.

Jerusha ne répondit pas.

— Dites-moi, commandant, êtes-vous aussi désolée que moi de voir le changement de ce garçon ? demanda l’aveugle sans tenir compte du silence.

Jerusha refusa d’affronter la question, et celle qui la posait ; elle porta une main morbide aux creux de son propre visage changé.

— Je ne le trouve pas changé du tout. On dirait qu’il n’a pas vieilli d’un jour.

Et peut-être n’a-t-il pas vieilli !

— Oh si, oh si… Il a vieilli de cent ans depuis son arrivée à Escarboucle.

— Comme tout le monde.

Jerusha leva un bras et prit une petite bouteille d’huile de viriol noire sur l’étagère, hésita, en prit une seconde. Elle pensa soudain à sa mère.

— Un somnifère, n’est-ce pas ?

La main de Jerusha se referma, jalousement, sur les flacons de plastique.

— Oui.

— Je l’ai senti, dit l’aveugle en grimaçant. Je m’en suis servi. J’avais de terribles insomnies, avant d’avoir mes senseurs de vision. J’ai tout essayé. Sans yeux, je n’avais rien pour me guider dans l’enchaînement du jour et de la nuit… et je n’étais pas bien habituée aux rythmes de Tiamat. Je suppose qu’aucun de nous ne l’est vraiment. Finalement, nous sommes tous des étrangers.

— Sans doute. Je n’y avais jamais pensé… C’est peut-être tout mon problème. Partout où je vais, je suis une étrangère. (Jerusha s’entendait dire tout haut ce qu’elle voulait simplement penser, mais elle secoua la tête, plus rien n’avait d’importance.) Plus je veux dormir, moins j’y arrive. Le sommeil est mon unique plaisir dans la vie. Je pourrais dormir éternellement.

Elle se retourna, essaya de passer devant la femme, pour aller vers l’herboriste à la porte.

— Ce n’est pas ainsi que vous résoudrez vos problèmes, commandant Pala-Thion.

La faiseuse de masques lui barrait le passage, sans en avoir l’air. Jerusha la regarda fixement, les jambes subitement en coton.

— Quoi ?

— Les somnifères. Ils ne font qu’aggraver le problème. Ils suppriment vos rêves… nous devons tous rêver, de temps en temps, ou subir les conséquences. Trouvez une meilleure solution. Il doit y en avoir une. Cela passera. Tout passe, avec le temps.

Elle tendit une main hésitante vers les flacons que tenait Jerusha, pour les écarter.

— Il faudrait l’éternité.

Mais la pression se fit insistante contre sa main, contre sa volonté… Elle sentit ses doigts céder et remettre les flacons sur l’étagère.

— Une sage décision.

L’aveugle sourit, en regardant à travers elle, en elle.

Jerusha ne dit rien, elle ne savait même pas que répondre.

La femme s’écarta enfin, en la libérant en quelque sorte, tout comme elle l’avait inexplicablement gardée prisonnière, passa et alla dans le fond du magasin. Jerusha sortit de la boutique, sans avoir rien acheté ni même adressé la parole à l’herboriste.

Pourquoi l’ai-je écoutée ? Jerusha était à demi allongée, soutenue sur un coude, dans le canapé bas sinueux. Elle s’absorbait dans la sensation de brindilles enveloppées de coton qui montait inexorablement dans son bras engourdi. Chaque fois qu’elle entrait dans cette maison, une paralysie semblait l’envahir, supprimant sa capacité d’agir et même de réagir. Elle regarda les secondes clignoter sur la pendule stérile, encastrée dans du cristal, sur les étagères stériles qui tapissaient le mur du fond. Elle détestait cet endroit, chaque centimètre sans vie. Rien n’avait changé depuis le départ des Lioux-Sked, la même façade isolait les occupants de la réalité hors du temps et de la ville qui l’entourait.

Ils avaient prétentieusement adopté un mode de vie kharemoughi avec un snobisme minutieux : une imitation sophistiquée, raffinée et sans âme d’un mode de vie qu’elle trouvait obscur et sans intérêt. La patine de ses possessions modifiait à peine le décor. Elle les imaginait couvertes de fresques rococo, de moulures baroques, de toute une palette de couleurs voyantes et vulgaires… Elle mit une main sur ses yeux pour échapper à l’impitoyable vérité qui coulait comme de l’eau, mélangeait les couleurs et les faisait couler.

Cette maison pleine de mauvais souvenirs lui avait été imposée, cela faisait partie de son fardeau, de son châtiment. Elle aurait pu riposter, dégager ce mausolée de toutes ses reliques morbides et les remplacer par des choses neuves et vivantes, elle aurait même pu s’en débarrasser, retourner à son vieil appartement encombré et confortable du Dédale. Mais toujours, après sa journée de travail, elle revenait là et ne faisait rien. Rien. Parce que… à quoi bon ? C’était inutile, sans espoir… Elle porta ses deux mains à sa bouche, appuya ses poings sur ses lèvres. Assez, ils t’observent.

Elle se redressa, baissa ses mains, courba la tête pour faire retomber le capuchon du cafetan sur sa figure. Les espions de la reine, les yeux de la reine étaient partout… surtout, elle en était sûre, dans cet hôtel particulier. Elle sentait qu’ils la touchaient de leurs mains sales, partout où elle allait, quoi qu’elle fasse. Dans le vieil appartement, elle était libre d’être humaine, d’être elle-même, de vivre comme elle l’entendait… libre de se dépouiller de l’uniforme râpeux et puritain et de se promener toute nue si elle en avait envie, comme elle avait pu le faire dans son monde à elle, comme son peuple le faisait depuis des siècles. Mais ici, elle était toujours exposée, pour le bon plaisir de la reine, et elle avait peur de se révéler, physiquement et mentalement, au mépris invisible de la Garce Blanche.

Elle ramassa le lecteur de cassettes tombé par terre et regarda sans le voir le manuel sur l’analyse ultrasonique qu’elle essayait d’étudier depuis une semaine… quinze jours… une éternité. Elle n’avait jamais aimé la fiction, sous aucune forme ; elle entendait trop de mensonges dans les rues, tous les jours, elle était irritée par les gens qui gagnaient leur vie de cette façon. Et, maintenant, elle ne parvenait plus à se concentrer sur la réalité. Malgré tout, elle ne pouvait tout lâcher et s’évader dans les fantasmes, comme BZ le faisait si facilement et sans remords. Mais aussi, quand on était un Tech kharemoughi, on vivait dans un monde fantastique, où tout le monde connaissait sa place, où la vôtre était toujours au sommet. Où la vie fonctionnait comme une parfaite mécanique… Seulement, cette fois, la mécanique était tombée en panne et le chaos qui attendait au-dehors s’était précipité pour le détruire.

Elle imagina la vaporisation de l’engin de patrouille, la libération de deux esprits, de ce plan mortel à… quoi ? L’éternité, les limbes, un cycle infini de renaissances ? Qui pourrait croire à une religion quand il y en avait tant, prétendant toutes être la Vérité, et chaque vérité différente ? Elle n’avait qu’un moyen de l’apprendre elle-même… et une partie de son esprit avait déjà franchi sans billet ces eaux noires, parti avec le Batelier et avec son seul ami dans un monde d’ennemis. Son seul ami. Pourquoi diable ai-je écouté ? Pourquoi est-ce que j’ai remis ces flacons sur l’étagère ? Elle se leva et le magnétophone retomba par terre sans qu’elle s’en aperçoive. Elle fit un pas vers la porte, s’arrêta, en pleine indécision. Désespérément : La motivation, Jerusha ! Je voulais laisser ces flacons, sinon elle ne m’aurait jamais fait changer d’avis. Elle se voûta soudain, les bras ballants, tout le corps engourdi de fatigue. Mais je ne peux pas dormir ici ! Et il n’y avait pas d’évasion, plus de havre, plus personne…

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