Joan Vinge - La reine des neiges

— Écrans verts ?

— Oui.

Elle écouta les questions murmurées d’Elsevier, les réponses laconique de Silky, le rythme réconfortant d’un rite répété d’innombrables fois déjà. Cette entrée dans l’atmosphère de Tiamat n’était ni aussi pénible ni aussi terrifiante que l’avait été leur départ ; elle avait maintenant l’impression qu’une autre avait fait ce voyage de l’aller. Elle n’écoutait que d’une oreille, l’autre partie de son esprit vagabondait du passé dans l’avenir, en éludant l’incertitude du périlleux présent. Rien ne pouvait mal tourner maintenant, tout irait bien. Elle avait franchi la Porte Noire, c’était son destin.

Mais Elsevier avait prévenu par radio un Ngenet incrédule, avant qu’ils ne quittent leur orbite, et avait appris qu’il ne pouvait plus aller au rendez-vous de Shotover Bay, qu’il avait perdu son aéroglisseur depuis cinq ans, après leur dernier rendez-vous manqué. Cette fois, ils devraient prendre le risque plus grand d’approcher de sa plantation, sur la côte au sud d’Escarboucle ; il n’y avait personne d’autre à qui Elsevier se fiait pour leur atterrissage.

Elsevier se… fanait. C’était le seul mot que trouvait Moon pour définir la subtile métamorphose à laquelle elle assistait depuis qu’ils avaient franchi la Porte. Elle avait voulu savoir ce qui n’allait pas, mais Elsevier refusait de répondre ; sans aucune diminution de sa tendresse, elle se repliait sur elle-même et excluait Moon.

Moon en était restée peinée et perplexe, jusqu’à ce que les Jumeaux apparaissent sur l’écran. Elle comprit alors, enfin, ce qu’Elsevier attendait, prévoyait ; la fin qui viendrait en même temps que le nouveau commencement de Moon. La séparation finale de la vie qu’elle avait connue, du vaisseau contenant tant de souvenirs doux-amers. La séparation finale d’une fille adoptive qui aurait pu lui offrir une vie nouvelle, en remplacement de celle qu’elle abandonnait, mais qui ne lui laissait qu’une plus grande perte à supporter.

Un vaste océan de nuages leur cachait maintenant la mer, alors qu’ils perdaient de l’altitude et plongeaient dans le saphir de la haute atmosphère. Bientôt… bientôt ils perceraient le plafond de nuages, bientôt ils verraient leur destination, la longue ligne de la côte occidentale du continent où se trouvait la plantation de Ngenet… et Escarboucle.

— … rapport un plus… Silky ! Nous sommes dans le projecteur ! Actionne les écrans arrière, un éclair ar…

Un flamboiement bleu-blanc effaça le ciel, plongea dans les yeux de Moon ; la coque métallique frémit autour d’elle et lui fit claquer des dents. Non, non ; ce n’est pas possible !

— Ah, mes dieux ! cria Elsevier avec autant de colère que de désespoir. Ils nous ont repérés ! Nous sommes pris, jamais nous ne…

Une nouvelle explosion les secoua, suivie d’un silence. Il fut rompu par la radio :

— Rendez-vous immédiatement ou vous serez détruits. Nous vous tenons dans notre rayon. Vous ne vous échapperez pas.

— Perdre…

La troisième explosion couvrit ce qui était perdu ainsi que le cri de Moon. La quatrième ne leur accordait plus de temps ; le tableau de commande jeta des étincelles et crépita, attaquant tous leurs sens.

— Coupons le contact ! (Elle entendit la voix d’Elsevier se briser ; les mots pénétrèrent à peine dans ses oreilles bourdonnantes.)… seul espoir… penser que nous sommes déjà morts…

La cabine s’obscurcit avec la soudaineté de la mort mais les yeux clignotants de Moon retrouvèrent la lumière extérieure, virent le bleu, le blanc illimités et l’or fantastique des cieux disparaître tandis qu’ils perçaient la surface des nuages. Elle se cramponna au bord de son siège en comptant chaque battement de son cœur, comprenant à chaque réaffirmation de sa vie qu’il n’y avait pas encore eu de quatrième explosion, celle que, totalement sans défense maintenant, ils ne verraient jamais.

Ils sortirent des nuages aussi brutalement qu’ils y étaient tombés. Elle vit enfin la mer rouler ses flots bleus au-dessous d’eux, un océan de puissance en fusion. Des gouttes de pluie s’écrasèrent sur le large hublot, brouillant comme des larmes le panorama de la mer et du ciel. Et ils étaient encore en vie. Le LB plongeait toujours en décrivant un arc aplati, comme un galet ricochant à la surface d’une mare infinie. Elsevier et Silky s’acharnaient en silence sur les commandes. Moon se taisait comme eux, la voix prise au fond de la gorge, en les aidant comme elle pouvait.

— Maintenant, Silky, les systèmes de secours en…

Subitement, le cône gris fumée au-dessus du siège de Moon lui tomba dessus, coupant net la voix d’Elsevier qui lançait un appel de détresse et sa vue de la surface de la mer montant rapidement vers elle, d’un blanc de glace et d’un gris de fer. Elle était immobilisée contre son gré par un coussin d’air en dilatation et ne résistait pas – c’était impossible – alors que sa paralysie devenait totale. Après une éternité d’attente, la rencontre de la sphère de métal et de la mer grise la secoua, mais vaguement, comme un coup encaissé par quelqu’un d’autre.

Après une autre brève éternité, le coussin la libéra, l’enveloppe fumée se souleva. Elle rejeta les sangles qui la maintenaient et se hissa hors de son siège pour se dresser entre les couchettes des pilotes. L’écran gris s’élevait au-dessus du siège de Silky ; il secoua la tête d’un mouvement très humain. Devant elle, la mer se jetait contre le hublot avec une fureur indignée ; des gouttelettes d’eau glacée suintaient à travers la fêlure étoilée que l’impact avait gravée sur la paroi de verre blindé. Le LB tout entier se soulevait sous ses pieds et le tonnerre de la mer démontée résonnait tout autour d’eux.

Le cône était toujours en place au-dessus d’Elsevier, comme s’il n’était jamais… Moon la regarda brusquement, craignant de voir son visage, incapable de se détourner.

Une traînée rouge maculait l’ébène de la lèvre supérieure d’Elsevier mais elle levait les yeux, la tête reposant contre son dossier.

— Ce n’est rien, ma chérie… rien qu’un saignement de nez… je devais terminer mon appel. Ngenet va venir.

Elle ferma les yeux, respirant à peine, comme si la lourde main de la gravité l’écrasait encore… l’avait déjà écrasée. Elle resta immobile, sans même faire l’effort de lever un doigt, comme une femme qui avait tout son temps.

Moon ravala un soupir, s’étrangla sur un sourire, lui effleura l’épaule avec une tendresse craintive.

— Nous nous sommes posés, Elsie. Tu nous as sauvés. Tout va bien, maintenant ! C’est fini.

— Oui. (Les yeux violets d’Elsevier étaient pleins d’un étrange étonnement, fixés sur quelque chose, au-delà de leur vision.) J’ai si froid…

Un spasme crispa sa figure. Et, soudain, ses yeux furent vides.

— Elsie. Elsie ? (La main de Moon se resserra sur l’épaule, la secoua… la lâcha en n’obtenant pas de réaction.) Silky… Elle n’est pas… Elsie !

Silky l’écarta dans l’espace restreint entre les sièges. Il tendit ses doigts gris-vert tentaculaires pour toucher la figure tiède d’Elsevier, sa gorge… Mais elle ne broncha pas, elle continua de regarder quelque chose d’invisible, jusqu’à ce que les doigts gris passent sur ses yeux, les fermant à jamais.

— Morte.

Le LB se souleva et retomba, les déséquilibrant tous les deux. Affolée, Moon regarda ses pieds qui ne lui obéissaient pas. De l’eau clapotait sur les jambes de sa combinaison pressurisée, de l’eau de mer envahissait la cabine.

— Morte ? (Elle secoua la tête.) Non, elle ne l’est pas. Elsie. Elsie, nous coulons ! Réveille-toi !