Joan Vinge - La reine des neiges

Elsevier traduisit ses paroles d’une voix morne :

— Le temps du bord n’est pas le même que le temps extérieur. Il avance plus lentement. Regardez-moi, regardez Elsevier… et souvenez-vous que j’étais plus jeune que TJ, de beaucoup plus jeune. Moon, si vous retourniez à Tiamat maintenant, vous auriez été absente pendant près de cinq ans.

— Non… Non, non !

Elle se releva, s’arracha à Cress qui essayait de la retenir et traversa la pièce. Devant la fenêtre, elle contempla les jardins, le ciel, en collant son front à la vitre. Son haleine couvrit le verre d’un givre fugace qui l’aveugla.

— Je ne resterai pas sur ce monde. Vous ne pouvez pas me garder ici ! Je me moque s’il y a cent ans… Je veux rentrer chez moi ! (Elle serra les poings, ses phalanges crissèrent sur le carreau.) Comment pouviez-vous me faire cela, alors que vous saviez ? J’avais confiance en vous ! Maudit soit votre vaisseau, je vous maudis, vous et tous vos dieux !

Aspoudh s’était levé, derrière la table basse. Il vint lentement vers Moon.

— Regardez-les, Moon, dit-il à mi-voix. Regardez leur figure et dites-moi qu’ils voulaient détruire votre vie.

Malgré elle, elle se tourna vers les trois autres, encore assis à la table, une face indéchiffrable, une tête honteuse baissée, un visage mouillé de larmes acides. Elle ne répondit pas, mais cela avait suffi. Elle se laissa reconduire à la table.

— Moon, je t’en supplie, comprends, crois-moi, je t’en prie… c’est parce que ton bonheur est devenu important pour moi que je ne pouvais me résoudre à te le dire, gémit Elsevier d’une voix brisée. Et parce que je veux que tu restes.

Moon restait debout, silencieuse, la figure aussi rigide et froide qu’un masque. Elsevier s’en détourna.

— Si tu savais comme je regrette…

— Je sais. Je le sais, mais ça ne change rien, articula Moon entre des lèvres glacées et elle se laissa tomber sur les coussins, sans force et sans pardon.

— Le mal est fait, belle-sœur, dit Aspoudh. Et la question se pose : qu’allez-vous faire pour le réparer ?

— Tout ce qui est en mon pouvoir.

— Notre pouvoir, dit Cress.

— Alors ramène-moi chez moi, Elsevier !

— Je ne peux pas. Toutes les raisons que je t’ai données sont vraies, il est trop tard ! Mais nous pouvons te donner une vie nouvelle.

— Je ne veux pas d’une vie nouvelle. Je veux l’ancienne.

— Cinq ans, Moon, dit Cress. Comment le trouveras-tu, après cinq ans ?

— Je ne sais pas… Mais il faut que je retourne à Tiamat ! Ce n’est pas fini. Je le sens, ce n’est pas fini !

Quelque chose résonnait dans les profondeurs de son esprit, une cloche lointaine.

— Si vous ne pouvez pas me reconduire, il doit y avoir un vaisseau qui le peut. Aidez-moi à en trouver un…

— Il ne pourrait pas t’emmener non plus, assura Cress. C’est interdit. Une fois que tu as quitté Tiamat, la loi t’interdit d’y retourner. Ton monde est proscrit.

— Ils ne peuvent pas…

Elle s’interrompit, sentant monter sa fureur.

— Ils peuvent, jeune enfant, intervint Aspoudh en levant une main. Mais dites-moi, que voulez-vous dire, ce n’est pas fini ? Comment le savez-vous ?

— Je… je ne sais pas, murmura-t-elle, déconcertée.

— Simplement, vous ne voulez pas croire que c’est fini.

— Non, je le sais ! s’écria-t-elle avec feu. Mais je ne sais pas… comment je le sais.

Il fronça les sourcils, plus consterné que réprobateur.

— Elle ne peut pas, murmura Cress. Le peut-elle ?

— Cela arrive parfois, avoua sombrement Aspoudh. Nous sommes entre les mains de la machine-sibylle. Elle nous manipule parfois à ses propres fins. Je pense que nous devrions au moins essayer d’apprendre si son départ a changé quelque chose.

Moon, comme les autres, fixait sur lui de grands yeux incrédules. À côté d’elle, Cress rit nerveusement.

— Vous voulez dire… l’ordinateur agit de son propre chef ? Pourquoi ? Comment ?

— C’est une des choses que nous cherchons encore à réapprendre. Il peut être diablement insondable, comme vous le savez sûrement. Mais toute chose capable d’effectuer toutes ses fonctions doit bien posséder une espèce d’intelligence.

Moon s’impatientait, écoutant d’une oreille, ne comprenant qu’à demi.

— Comment puis-je apprendre que… si je dois retourner ?

— Vous avez la clef, sibylle. Laissez-moi demander et vous aurez la réponse.

— Vous voulez dire… Non, je ne peux pas ! Je ne peux pas !

Il se mit à genoux, lissa ses cheveux argentés.

— Alors demandez et je répondrai. Input…

Ses yeux se voilèrent et il sombra dans le Transfert. Prise par surprise, intimidée, elle bredouilla :

— Dites-moi ce que… ce qui arrivera si moi, Moon Marchalaube, je ne retourne jamais à Tiamat.

Elle le vit cligner des yeux, soudain stupéfait, vit son regard fouiller les recoins de la pièce mouchetée de lumière, revenir se poser sur eux, sur elle seule.

— Vous, Moon Marchalaube, sibylle, vous demandez cela ? Vous êtes la même. La même et pourtant une autre. Vous pourriez être elle, vous pourriez être la reine… Il vous aimait, mais c’est elle qu’il aime maintenant ; la même mais pas la même. Retournez… votre perte est une blessure qui rend amère une chair saine, ici dans le cœur de la ville… une plaie purulente… Le passé devient une continuité future, à moins que vous ne brisiez le Changement… Stop analyse.

La tête d’Aspoudh retomba ; pendant un long moment, il resta appuyé sur la table. Enfin il releva les yeux. Il but une gorgée.

— Il semblait… faire nuit, là-bas. Et la salle était remplie de visages inconnus…

Moon prit son verre et but aussi, pour desserrer la main invisible qui la prenait à la gorge. Il vous aimait, mais c’est elle qu’il aime maintenant.

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

Aspoudh se tournait vers elle, les yeux redevenus clairs, mais les traits tirés. Elle le lui répéta, en butant sur les mots, aidée par les autres.

— Mais je n’ai pas compris…

Je ne comprends pas ! Comment peut-il aimer. Elle se mordit la lèvre. Elsevier lui effleura la main, brièvement.

— Vous pourriez être reine… Votre perte est une blessure… répéta Aspoudh. Je crois que vous aviez une bonne intuition… Personne n’a rempli votre rôle dans une pièce plus importante. Une inégalité a été créée.

— Mais c’est déjà arrivé, dit Elsevier. Est-ce que ça ne signifie pas que cela devait arriver ?

Il sourit en secouant la tête.

— Je ne prétends pas le savoir. Je suis un technocrate, pas un philosophe. L’interprétation n’est pas de mon ressort, grâce aux dieux. Que tout soit fini ou non, cela dépend de Moon.

Elle sursauta.

— Vous voulez dire… il y aurait un moyen pour moi de retourner à Tiamat ?

— Oui. Je le crois. Elsevier vous y conduira, si vous voulez toujours partir.

— Mais vous avez dit…

— Ce n’est pas possible, KR !

— Si vous partez immédiatement et si vous utilisez les adaptateurs que je vous fournirai, vous passerez sans danger par la Porte, avant que Tiamat soit définitivement isolée.

— Mais nous n’avons pas d’astrogateur, protesta-t-elle. Cress n’est pas encore tout à fait remis.

— Vous avez un astrogateur.

Il tourna lentement les yeux vers Moon et elle retint sa respiration.

— Non !

— Non, KR, dit Elsevier, les sourcils froncés. Vous ne pouvez pas lui demander d’endurer encore cela ! Même si elle le voulait, elle ne pourrait pas.

— Elle le peut… si elle y tient assez, murmura Aspoudh en portant une main à son trèfle. Je puis vous aider, Moon, vous n’aurez pas à opérer sans préparation, comme l’autre fois. Si vous voulez retrouver votre ancienne vie, votre pouvoir de sibylle, vous pourrez – vous devrez – faire cela. Nous ne pouvons pas surmonter toutes nos terreurs nocturnes mais vous surmonterez celle-ci, sous peine de ne plus jamais croire en vous-même, de ne jamais utiliser le don précieux que vous possédez, de n’être jamais rien du tout.