— Mais il dit…
— Insistez !
Elle lui désigna la porte, en baissant déjà les yeux sur le rapport à moitié parcouru attendant son accusé de réception sur l’écran, et appuya sur le bouton de l’interphone.
— Sergent, réveillez-vous un peu et filtrez ces idiots ! Vous êtes là pour quoi, à votre avis ?
— Foutue manière de diriger un monde, foutus…
L’invective se perdit quand la porte se referma sur le boutiquier.
— Pardon, commandant, dit la voix maussade et désincarnée du sergent. J’envoie le suivant ?
— Oui. ( Non. Non, plus personne ! ) Et demandez-moi Manta… Non, annulez.
Elle redressa la manette. Il lui serait possible de révoquer Mantagnes, pour son harcèlement, mais alors elle aurait une mutinerie sur les bras, au lieu de ce simple ressentiment. Depuis des années qu’elle avait été promue commandant, sa situation au sein de la police n’avait cessé de se dégrader. Et il le sait. Il le sait, le salaud… Elle regarda fixement l’imprimante du rapport, la vue brouillée. Leur principal ordinateur était tombé en panne totalement – il y avait des mois – et avait plongé dans le chaos tout leur système de classement. Encore maintenant, il fonctionnait à peine à la moitié de la normale ; la technologie experte des Kharemoughis eux-mêmes n’avait pu tout réparer parce qu’il leur manquait les pièces critiques… Depuis des mois, elle essayait de remettre de l’ordre dans leurs dossiers ; depuis une heure, elle tentait d’arriver à bout de ce rapport, une demi-minute à la fois, et n’avançait pas. Elle pressa la touche APPROUVÉ et le laissa passer sans le lire. Je n’avance pas. Je recule, enterrée vivante… Elle fouilla parmi les paquets froissés, vides, dans son tiroir, pour en chercher un conservant quelques graines d’iesta. Zut, presque plus rien… comment vais-je tenir jusqu’à ce soir ?
La porte s’ouvrit, sans répondre à sa question, et le capitaine – dieux, comment s’appelle-t-il ? – entra et la salua.
— Capitaine Kerla-Tinde au rapport, commandant, dit-il comme s’il s’attendait à ce qu’elle ait oublié. Elle était habituée maintenant à la froideur, au ton insolent. Toute la police la détestait, presque jusqu’au dernier agent, et c’était devenu réciproque. La discipline s’était gravement détériorée mais elle ne pouvait révoquer ou dégrader tout le monde… et elle avait essayé tout le reste. Ils ne voulaient pas lui obéir, parce qu’elle était une femme, oui (et maudit soit le jour où elle avait voulu être autre chose), mais aussi parce qu’elle avait pris la place qui revenait de droit à Mantagnes. Et parce que cela avait été le souhait de la reine. Ils la prenaient pour le fantoche de la reine et comment prouver qu’ils se trompaient alors qu’Arienrhod l’avait prise au piège de sa toile d’araignée, la tenait suspendue là entre le ciel et l’enfer, sapait sa volonté de continuer ?
— Qu’est-ce que c’est, Kerla-Tinde ? demanda-t-elle, incapable de maîtriser la dureté de sa voix.
— Les autres officiers m’ont demandé de parler en leur nom, madame (en insistant lourdement sur le mot incongru). Nous voulons en finir avec les patrouilles forcées par les officiers, ici en ville. Nous estimons que c’est la mission des agents ; c’est mauvais pour le prestige des officiers d’être contraints de harceler des citoyens dans la rue.
— Vous préférez que les citoyens se harcèlent entre eux ? répliqua-t-elle, les sourcils froncés. De quelle importante mission pensez-vous que vous devriez vous occuper à la place ?
— De notre travail normal ! Nous n’avons déjà même pas le temps de faire toutes les écritures, sans encore avoir à patrouiller.
La large figure de l’officier reflétait celle de Jerusha, froncement de sourcils pour froncement de sourcils. Il regarda fixement les piles de cassettes sur le bureau. Elle suivit son regard.
— Je sais, Kerla-Tinde. J’ai supprimé le plus de paperasserie possible. ( Et vous devriez voir les cicatrices que m’a faites Hovanesse à cause de ça ! ) Je sais que la panne de l’ordinateur a tout rendu dix fois pire ; mais, bons dieux, notre principale mission ici est quand même de protéger les citoyens de l’Hégé, et elle sera accomplie.
— Alors donnez-nous quelque chose à faire qui en vaille la peine ! s’exclama Kerla-Tinde en gesticulant vers la vue inexistante de la fenêtre. Et pas ramasser des ivrognes dans le ruisseau. Laissez-nous nous attaquer aux vrais criminels, obtenir des inculpations qui voudront dire quelque chose !
— Vous n’obtiendrez jamais ces inculpations. C’est une perte de temps.
Dieux, c’est moi qui dis ça ? C’est vraiment moi, la même qui me suis tenue là à sa place, qui ai dit ce qu’il est en train de me dire ? Sous le bord du bureau, elle roula nerveusement en boule un paquet d’iestas vide. Non… je ne suis plus la même. Mais ce qu’elle venait de lui répondre était la vérité.
Dès qu’elle était devenue commandant, elle avait essayé de s’en prendre aux gros trafiquants dont elle savait qu’ils contrôlaient les réseaux interplanétaires du vice, d’ici, d’Escarboucle. Mais ils avaient coulé entre ses doigts comme de l’eau. Toutes les activités illégales dans lesquelles on arrivait à les surprendre, à Tiamat, se trouvaient techniquement sous le contrôle d’un citoyen de ce monde. Et les Hiverniens étaient gouvernés par les lois de la reine ; Jerusha ne pouvait les toucher sans sa permission.
— Ce n’est pas ce que pensait le commandant Lioux-Sked.
Allons donc ! Mais il ne servait à rien de le dire. Lioux-Sked s’était-il trouvé dans la même impasse exaspérante, ou Arienrhod avait-elle reconstruit la société d’Escarboucle uniquement pour elle ? Elle ne pouvait expliquer cela à Kerla-Tinde, ni le reste d’ailleurs ; ils étaient certains qu’elle était dans la poche de la reine et rien de ce qu’elle dirait n’y changerait quoi que ce soit.
— Vous patrouillez dans la Rue pour une bonne raison, Kerla-Tinde. Vous savez que la criminalité monte en flèche (elle voyait la main de la reine derrière cela, aussi, et elle voyait qu’elle-même en était responsable aux yeux de Kerla-Tinde), à mesure que l’heure du grand départ approche. Alors vous continuerez de patrouiller dans la Rue jusqu’à ce que je vous dise de vous arrêter, jusqu’à ce que le dernier vaisseau soit prêt à décoller de cette planète, car nous n’allons plus recevoir aucun remplacement.
— L’inspecteur-chef Mantagnes n’est pas…
— Mantagnes n’est pas le commandant, nom des dieux ! C’est moi ! cria-t-elle. Et je ne changerai pas mes ordres. Maintenant, sortez de mon bureau, capitaine, avant de redevenir lieutenant.
Kerla-Tinde se retira, sa peau olivâtre sombre d’indignation. La porte se referma sur un nouvel affrontement irrésolu, une nouvelle erreur stupide.
Pas étonnant qu’ils me détestent. Elle se détestait elle-même. Elle regarda l’opacité des fenêtres polarisées, son seul bouclier contre les radiations d’hostilité du poste. Les vitres reflétaient vaguement son image, comme un fantôme dans une transmission hologrammique, une reconstitution défectueuse d’une fausse réalité. Il n’y avait pas de Jerusha, pas de femme, pas de chair humaine ; il ne restait qu’une harpie à la langue acérée, aux nerfs à vif, nourrissant des illusions paranoïaques. Qui diable croyait-elle tromper ? C’était sa propre faute, elle était incompétente, une ratée… un être inférieur, faible, trop émotif, femelle. Elle se renversa en arrière dans son fauteuil, baissant les yeux sur son corps, sachant bien que la vérité ne serait jamais cachée par l’épais uniforme. Et elle n’avait même pas le courage de reconnaître que c’était sa faute, et non un ridicule complot de la reine. Pas étonnant qu’on se moque d’elle.
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