— Regarde-moi ça, Silky, dit Elsevier en sandhi, alors qu’elle suivait le regard de Moon, mais ces mots n’étaient pas admiratifs. C’est honteux.
— Tu peux le dire, citoyenne.
Trois passagers de la navette, de minces Kharemoughis basanés, se trouvaient à côté d’eux, attendant un taxi ; l’un d’eux secoua sa tête casquée d’un air dégoûté.
— La pollution ! On croirait la fin du monde. Bons dieux, quand on pense au tonnage de détritus qui flottent là-haut ! Je ne sais pas comment ils veulent que nous fassions notre travail. Il n’y a plus de contrôle de la circulation, on croirait un derby de démolition !
— SN…
Une femme, un autre des trois passagers, lui donna une petite tape sur l’épaule de son uniforme, en riant légèrement.
— Ces citoyens ne sont pas d’ici, dit-elle en haussant les sourcils. Ils n’ont pas à être ennuyés par nos petites plaintes mesquines.
— C’est vrai, ça, vieux, dit le troisième. Tu as vraiment besoin de ces vacances. Tu parles comme un biopuriste.
Le premier, l’air irrité, fourra ses mains dans sa ceinture.
— Qu’est-ce que vous reprochez au ciel ? demanda Moon en baissant les yeux à regret. Il est plein de lumière. ( Comme il doit l’être. ) C’est beau.
Le premier homme la regarda en fronçant les sourcils, puis il sourit malgré lui. Il secoua la tête de nouveau, avec plus de chagrin que de colère.
— L’ignorance est un bienfait, citoyenne. Sois heureuse de ne pas être une Kharemoughie.
Un aéroglisseur ralentit devant eux et ils y montèrent.
— Bienvenue à Kharemough, dit Cress en tiamatain, où les dieux parlent le sandhi.
Il sourit aussi. Elsevier héla le taxi suivant ; le Non-Tech kharemoughi aux commandes regarda leur groupe avec une certaine surprise quand elle demanda le domaine de KR Aspoudh. Elle leva une main gracieuse et lui montra le rubis de sa chevalière, qu’elle portait au pouce. Il se retourna vers ses commandes sans un mot et entama un long cercle autour du terrain.
— Mais qu’est-ce que vous reprochez au ciel ? répéta Moon en regardant par la coupole du taxi.
Les cieux s’éclaircissaient, l’aurore boréale disparaissait dans la lumière du jour.
— La pollution industrielle, répondit Elsevier. Allons-nous éternellement commettre les fautes de nos ancêtres ? L’histoire est-elle héréditaire ou écologique ?
— Joliment dit, approuva Cress assis à côté du pilote.
— Les paroles de TJ, murmura Elsevier, écartant comme un insecte le compliment importun. Kharemough était encore en assez bon état, même après la chute du Vieil Empire, Moon. Il y avait encore une base industrielle, malgré de grandes difficultés, ici comme partout ailleurs, quand ils ont été coupés du commerce interstellaire qui les faisait vivre. Ils ont appris à faire des choses par eux-mêmes, mais d’une façon plus rudimentaire et avec infiniment plus de gaspillage. Ils ont souffert des conséquences de la pollution et du surpeuplement ; ils ont presque détruit leur monde en un millénaire avant d’obtenir la fusion de l’hydrogène propre et de déménager la plupart de leurs industries dans l’espace. Mais, maintenant, ils ont remplacé leurs vieux problèmes par des nouveaux, moins graves pour le moment, mais qui sait ce qu’ils réservent aux générations futures ? La cause et l’effet… il n’y a pas moyen d’y échapper.
Moon toucha le tatouage caché sous son large collier d’émail et regarda, au-delà de Silky, l’océan de vert feuillage au-dessous d’eux. Elle s’écarta de lui pour se pencher, sachant qu’il avait peur de son contact et encore un peu dégoûtée par son étrangeté luisante. Ils avaient survolé l’étroite bande de la ville, en majorité des entrepôts et des ateliers de toute espèce, à ce qu’elle pouvait voir, qui ne s’animaient pas encore à cette heure matinale ; mais pas beaucoup d’immeubles ni de maisons. Ils s’élevaient maintenant au-dessus d’une forêt, trouée çà et là de petites clairières semblables à des parcs contenant des maisons particulières.
— Je croyais que tu disais que cette planète était surpeuplée, Elsie. Elle l’est bien moins que nos îles.
— Elle l’est, ma chère petite, mais ils sont si nombreux à travailler dans les usines spatiales que les habitants de la surface ont toute la place qu’ils veulent. Ils se réunissent autour de centres comme celui que nous venons de quitter, qui distribuent tout ce qu’il leur faut. Plus on est riche, plus on habite loin. KR vit assez loin.
— Il est donc riche ?
— Riche ? dit Elsevier en riant. Abominablement riche ! Tout aurait dû être à TJ, il était l’aîné ; mais il a été censuré et dépouillé de son rang pour sa conduite scandaleuse. Je suis sûre qu’il l’a fait exprès, il avait horreur de ce système de castes. Mais pas KR. Il a toujours été un partisan du statu quo. TJ et lui ne se parlaient même pas.
— Alors pourquoi voudrait-il nous voir ? demanda Moon avec inquiétude.
— Il nous verra, ne crains rien. (Le sourire énigmatique reparut aux lèvres d’Elsevier.) Je ne veux pas que tu aies mauvaise opinion de lui. Il est très bon, simplement il obéit à des principes différents.
— Tous les Kharemoughis sont intolérants, déclara Cress. La seule différence, c’est qu’ils ne le sont pas pour les mêmes choses.
— KR est venu à l’enterrement de TJ et il m’a dit qu’il savait bien qu’il devait tout ce qu’il avait, et ce qu’il était, à TJ qui y avait renoncé. Il a dit que si jamais j’avais besoin de quelque chose, je n’avais qu’à le demander.
— Comment TJ est-il mort ? demanda Moon, d’une voix hésitante.
— Son cœur. Le passage par les Portes Noires est très pénible pour le corps humain, pour le cœur. Et la déception fatigue le cœur.
Elsevier se détourna, regarda au-dessous d’eux les verts et les rouges sombres de la forêt. De grands éperons de roche grise se dressaient parmi les arbres, comme de gros doigts épais, avec des maisons perchées comme en équilibre précaire au sommet et sur les flancs.
— Ça a été très subit. J’espère que moi aussi, je serai prise par surprise.
Ils perdaient de l’altitude, maintenant, ils descendaient vers un vaste domaine, survolant des tableaux dessinés sur le sol par des massifs de fleurs éclatantes, des arbustes taillés à la ressemblance d’étranges créatures, de fragiles pavillons d’été protégés par des labyrinthes de haies. Le pilote se posa sur une terrasse dallée, devant la demeure principale, une maison grande comme une salle de réunion, tout en courbes douces couvertes de plantes grimpantes, imitant des collines. Il y avait beaucoup de fenêtres, la plupart en verre de couleur reproduisant les formes et les teintes des jardins artistiques. Bouche bée, Moon vit s’ouvrir les deux battants de l’immense porte à fresques.
— Vous voulez que j’attende, citoyens ? demanda le pilote en se retournant, l’air sceptique.
— Ce n’est pas nécessaire, répondit Elsevier et elle lui passa froidement sa carte de crédit.
Moon mit pied à terre avec les autres. Cress s’étira.
— C’est l’endroit rêvé pour une journée à la campagne.
— Plusieurs.
Silky pivotait lentement et contemplait de tous côtés l’étendue des jardins.
Elsevier les conduisit à la porte. Ils étaient attendus par une femme très digne, d’âge moyen, avec des taches de rousseur et une narine percée d’un anneau d’argent. Elle portait une longue robe blanche toute simple serrée à la taille par une large ceinture constellée de turquoises.
— Tante Elsevier ! Quelle surprise inattendue.
Moon ne sut pas si le sourire aimable qui les englobait tous dépassait les lèvres.
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