Joan Vinge - La reine des neiges

— Nous mourrons tous, un jour. Mieux vaut une vie de liberté que de mourir sur la vigne.

Elle porta la fleur à son visage, respira son parfum et sourit, plus à lui qu’à ce qu’il disait. Il lui rendit son sourire.

— À demain, donc.

Il se leva, péniblement.

— Vous partez…

— J’ai une réunion à l’université, à Murdy, ce soir, expliqua-t-il et il se pencha vers elle, l’air complice. Je suis un agitateur de l’extérieur, tu sais.

— Vous ne…

— Non, non, plus de discours. Du moins pas avant de pouvoir de nouveau ouvrir la bouche… Au revoir, petite sœur.

Il tira son chapeau sur ses yeux et s’en alla, traversant la cour d’un pas chaloupé, avant qu’elle s’aperçoive qu’elle ne connaissait pas son nom. Elle baissa les yeux sur les tracts de propagande et lut : « Partenaires dans un nouveau monde » , par TJ Aspundh. Elle soupira.

— Qu’est-ce qu’il t’a donné ? demanda sa mère en regardant les pamphlets d’un air méfiant.

— Euh… des… des poèmes d’amour, répondit Elsevier en les glissant précipitamment dans sa ceinture avant de rabattre son voile. Il en a écrit lui-même.

— Hum. (Sa mère secoua la tête et les clochettes chantèrent.) Mais c’est un Kharemoughi. Il a fait cadeau à ton père d’un vidéocom, pour avoir le droit de te voir. Mon seigneur est très content. Et c’est à lui de décider, finalement, pas à nous.

Elsevier se leva, toute crissante de papiers.

— Pourquoi ? Pourquoi pas à nous ?

Sa mère lui prit la fleur et la ramena dans l’appartement des femmes.

TJ revint fidèlement la voir, un modèle de respectabilité devant les parents, en particulier un rêveur obstiné qui ne tombait pas amoureux de la jeune fille qu’elle était mais de la femme qu’elle serait. Il lui apporta encore de la littérature révolutionnaire déguisée en poèmes d’amour ; mais avant qu’elle commence à explorer ce nouveau monde dont il élargissait chaque jour les horizons, ses tentatives maladroites pour s’affirmer au sein de sa famille aboutirent à la découverte de ses pamphlets cachés et il fut banni de sa vie.

— Mais tu ne les as pas laissés vous séparer ? demanda Moon, penchée sur le dossier du siège. Tu t’es enfuie ?

— Non, ma chérie, murmura Elsevier. Mon père m’a enfermée dans la chambre de la tour parce qu’il en avait peur, avant même que j’y pense. Mais TJ était intrépide. Une nuit, il est revenu en aéroglisseur, il a grimpé jusqu’à ma fenêtre et il m’a enlevée.

— Et tu…

— J’étais affolée ! J’étais beaucoup moins indépendante qu’il le croyait, ou que je ne le pensais. En m’affirmant, je n’avais fait que plaire à quelqu’un d’autre, encore une fois… à lui. Et il avait détruit ma réputation. J’ai failli mourir de honte cette nuit-là. Mais au matin nous étions arrivés à l’astroport et il n’était plus question de revenir en arrière. (Elle contempla la ville, en voyant un autre lieu, un autre temps.) Nous avons toujours été comme ça, toute notre vie, chacun avec notre credo ; pour lui « Sois certain d’avoir raison et va de l’avant », pour moi « Fais ce que tu dois »… Mais même en cette nuit terrible, pas un instant je n’ai douté qu’il avait agi avec le cœur le plus pur, qu’il m’aimait comme je n’avais jamais osé rêver d’être aimée. Je le grondais – des années après – pour avoir commis un tel acte de domination masculine. Il ne faisait qu’en rire en me répétant qu’il essayait simplement d’agir dans le cadre du système… Nous avons été mariés à l’astroport par une de ces horribles machines notariales, et la traversée jusqu’à Kharemough a été notre voyage de noces. Pauvre TJ ! Nous étions à mi-chemin dans la galaxie avant que je lui permette de me toucher. Mais une fois que j’ai appris que tout ce qu’on m’avait enseigné sur mon corps, toute ma vie, était un mensonge, c’était plus facile de croire que j’avais aussi une intelligence et de me meubler le cerveau. Nous étions différents, par bien des côtés… mais nos âmes ne faisaient qu’une.

Elsevier soupira.

Soudain, l’obscurité les enveloppa quand le tramway pénétra dans un des rayons transparents qui enjambaient le vide de la rade aux vaisseaux spatiaux, vers l’astroport, le moyeu de la roue formée par la ville. Moon perdit la vision des images évoquées par Elsevier alors qu’elles se confondaient avec son propre souvenir de feu de bois, de vent, de baisers brûlants, de deux cœurs battant à l’unisson. Les ténèbres vides se glissèrent dans son âme et sa figure devint aussi sombre que son cœur.

— J’aurais bien aimé le connaître.

La figure de Cress s’illumina un instant quand il alluma une de ces herbes épicées que tout le monde fumait.

— Lui parti, dit Silky.

Il parlait un sandhi à peine intelligible, la langue internationale de Kharemough que Moon apprenait avec l’aide d’Elsevier. Mais les pensées derrière ses marmonnements confus étaient aussi opaques pour elle qu’elles l’avaient toujours été.

— TJ t’aurait rendu complètement cinglé, Cress, assura tendrement Elsevier. Il était branché en permanence. Tu te déplaces dans un médium temporel bien plus dense ; tu es plus fait pour être astrogateur.

Cress rit et le rire se changea en quinte de toux.

— Tu sais qu’on t’a dit de ne pas fumer !

Elsevier se pencha et lui prit le roseau incandescent des doigts ; il ne protesta pas.

— Parti, répéta Silky. Parti. Parti…

Comme s’il était obsédé par ce mot.

— Oui, Silky, souffla Elsevier. Les bons meurent toujours jeunes, même s’ils vivent cent ans. (Elle caressa un des tentacules mutilés, posé en travers du dossier de Cress.) Je ne l’ai jamais vu aussi en colère, ni aussi beau que le jour où il t’a arraché à cette baraque de foire à Narlikar. Il souffrait des peines de tout le monde. C’est pourquoi il voulait y mettre fin. Les dieux soient loués, il était si fort ! Je ne sais pas comment il vivait avec cela…

Où est Sparks maintenant, et qui le fait souffrir ? Et pourquoi ne puis-je l’aider ? Les pieds bottés de Moon s’agitèrent sous le siège ; elle regarda Silky avec une soudaine perspicacité involontaire. Ah, ma Dame… Je ne peux plus attendre ! Ses mains se crispèrent sur le dossier.

— Quand je pense qu’il a rompu tous ses liens avec les extrémistes parce qu’il avait peur pour moi… alors que je savais qu’il serait mort avec joie pour ses idées. J’étais furieuse, mais heureuse aussi. C’était un pacifiste, parmi des gens qui ne l’étaient pas. (Elle tira une bouffée du roseau de Cress.) Et puis il s’est mis à la contrebande ! Ah…

Le tramway resurgit à la lumière, au niveau des passagers de l’astroport. Tout le long de leur chemin, il y avait des écrans muraux, avec des dioramas changeants d’autres mondes ; aux niveaux inférieurs du complexe, une quantité inimaginable de marchandises importées de tous ces mondes attendait d’être expédiée à la surface de la planète. D’autres cargaisons innombrables, des industries les plus avancées de Kharemough, transitaient par l’astroport, en échange : il y avait d’autres dioramas, destinés à impressionner les visiteurs qui arrivaient, glorifiant le progrès technologique capable de maintenir d’importants processus de fabrication dans l’espace même. On avait dit à Moon que c’était la plus grande ville flottante, mais pas la seule, au-dessus de Kharemough ; il y avait des milliers d’autres centres de production et d’usines, dont les ouvriers passaient presque toute leur vie dans l’espace, entre la planète et ses lunes. L’idée de vivre toute une existence dans cet isolement noir la hantait et la déprimait.