Joan Vinge - La reine des neiges

Le cauchemar de la perte de force et de contrôle faisait maintenant partie de son existence éveillée. Elle se redressa de nouveau, s’écarta de la présence rassurante d’Elsevier, glissa derrière ses oreilles des mèches humides.

— Excuse-moi de t’avoir encore réveillée, Elsie. Mais je n’arrive pas…

Elle s’interrompit, honteuse de sa faiblesse, et se frotta tristement les yeux. C’était la troisième nuit de suite que ses mauvais rêves traversaient les minces cloisons de l’appartement. De jour en jour, la fatigue et le souci se gravaient plus profondément dans le visage d’Elsevier. Moon serra les poings.

— C’est stupide. Je suis désolée de t’empêcher de dormir avec mes idioties de…

— Non, Moon, ma chérie, dit Elsevier avec une telle tendresse au fond de ses yeux indigo que Moon en resta muette. Ne t’excuse pas. Rien de ce que tu fais ne peut m’ennuyer. C’est moi qui devrais te demander pardon ; c’est ma faute si tu fais ces rêves, ma faute si tu ne peux porter ton trèfle… (Elle se tourna vers l’emblème de la sibylle, solitaire sur la commode.) Si je pouvais me charger de tes peurs, je le ferais avec joie ; ce serait une mince pénitence pour le mal que je t’ai fait.

— Ce n’est pas ta faute, mais la mienne. Je n’étais pas assez forte pour être une sibylle.

Moon crispa les mâchoires, à se faire mal aux dents. C’était sa faute si elle était passée par la Porte Noire, si elle était sortie différente de son Transfert, une inconnue hantée par une réalité fracturée. Quand ils avaient atteint Kharemough, elle s’était remise à fonctionner, elle était redevenue presque humaine ; mais, malgré tout, quand elle fermait les yeux et ne surveillait pas ses pensées…

Elle avait porté librement son trèfle dans l’astroport sur orbite, heureuse quand des inconnus de mondes dont elle n’avait jamais entendu parler lui souriaient et la saluaient avec respect. Mais un jour un homme l’avait abordée et lui avait demandé de répondre à une question. Elle s’était détournée de lui, prise de panique, et avait refusé… refusé. Elsevier l’avait chassé ; mais Moon avait compris alors que jamais elle ne pourrait plus répondre à une question…

— Je… j’irai bien quand je serai rentrée chez moi, à Tiamat.

Où, la nuit, le ciel flamboyait de soleils, où ce n’était pas ce noir néant amer qui consumait jusqu’aux forces vitales d’une étoile, ce vide où même les étoiles étaient minuscules, glacées et désespérément seules. Où la seule chose qui lui importât autant que ce qu’elle avait détruit en venant là restait encore à faire, où la seule personne qui comprendrait ce que c’était de perdre le désir de vivre, Sparks… elle devait le retrouver !

— Encore combien de temps… ?

Elle avait essayé de ne pas poser la question, depuis qu’ils étaient là, car elle avait peur de demander tout en le désirant tous les jours, à chaque heure.

— Alors, tu ne veux vraiment pas rester ? Même après tout ce que tu as vu ?

La profondeur de la déception que Moon devinait dans la voix d’Elsevier lui serra le cœur. Elle avait vu quel mal s’était donné Elsevier pour occuper son temps et son esprit avec les incroyables merveilles de cette ville, cet astroport voguant dans l’espace sur une longe invisible tenue par le monde sous leurs pieds. Elle avait cru qu’Elsevier ne faisait cela que pour dissiper ses craintes, mais elle comprenait maintenant qu’il y avait une autre raison.

— Tu… tu veux réellement que je reste éternellement avec vous ?

— Oui. J’y tiens beaucoup, ma chérie, répondit Elsevier avec un petit sourire hésitant. Nous n’avons jamais eu d’enfants, tu sais, TJ et moi…

Moon baissa les yeux et s’arma de courage pour causer une nouvelle déception.

— Je sais. S’il n’y avait que moi, si je n’étais personne, je resterais avec toi, Elsie.

Elle savait que c’était vrai, même si elle était comme une enfant perdue dans un Festival, ici dans l’île incompréhensible, immaculée, tournant dans le ciel. Elsevier s’était efforcée de faire d’elle une partie de tout ce qu’elle voyait, au point qu’elle commençait à éprouver la fierté nonchalante des extramondiens, qui trouvaient un vaisseau stellaire aussi naturel qu’un navire à voiles, qui trouvaient normales des choses impressionnantes et miraculeuses. À chaque petite merveille technologique que la patience d’Elsevier lui apprenait à contrôler, sa crainte respectueuse des grandes s’atténuait et elle pouvait maintenant se tenir sur le balcon de leur appartement et observer le Marché aux Voleurs comme une véritable extramondienne, une citoyenne de l’Hégémonie, tout à fait chez elle dans cette agglomération interstellaire.

Mais soudain elle s’apercevait qu’elle comprenait enfin ce que Sparks avait toujours essayé de lui faire sentir, elle pensait à ce que ce serait pour lui de se trouver là où elle était… et elle se souvenait qu’elle l’avait abandonné alors qu’il avait besoin d’elle.

— Sparks est toujours à Escarboucle ; je dois aller le retrouver. Je ne peux pas rester ici sans lui. ( Exilée sur une île entourée d’un vide sans vie. ) Je ne peux pas être une sibylle ici. (Elle posa sa main sur le trèfle tatoué à sa gorge.) J’ai quitté mon propre monde alors que j’aurais dû y rester. J’ai manqué à mon devoir, j’ai manqué à Sparks, j’ai manqué… La Dame n’entend pas mes prières, je suis perdue, c’est pour ça que j’ai perdu Sa voix. (Elle laissa tomber ses pieds du lit, les posa sur le plancher froid.) C’est mal. Ma place n’est pas ici. Je n’y serais pas heureuse. On a besoin de moi à Tiamat…

Elle sentait cela avec une singulière intensité. Regardant au fond des yeux indigo d’Elsevier, elle s’efforça de lui faire comprendre cette nécessité, sa nostalgie, son regret. Elsevier joignit les mains, comme elle le faisait quand elle cherchait à prendre une décision.

— Moon… Comment puis-je te dire cela, sinon maladroitement ?… Tu ne peux pas rentrer chez toi.

— Quoi ?

Le cauchemar assombrit la chambre et la figure anxieuse d’Elsevier. Moon projeta la lumière de sa volonté contre les ombres.

— Je peux ! Il le faut !

Elsevier leva les mains, en partie pour implorer, en partie pour se protéger.

— Non… non. Je voulais simplement dire… Je veux dire que tu ne peux pas repartir avant que Cress soit suffisamment remis pour…

Les mots firent défaut, comme une occasion perdue. Moon fronça les sourcils, incertaine ; un voile de doute obscurcissait toujours l’expression d’Elsevier. La jeune fille se frotta la figure, tout son corps s’affaissa, de fatigue et de déception.

— Je sais. Pardonne-moi…

Sa main chercha à tâtons le flacon de tranquillisants sur la table de chevet, mais Elsevier lui saisit le poignet, lui ramena le bras en arrière.

— Non. Ce n’est pas la solution. Et tu ne calmeras pas tes peurs en retournant à Tiamat ; elles te suivront partout, éternellement, à moins que tu apprennes ce que fait réellement une sibylle. Je ne suis pas assez savante pour te l’expliquer mais il y a quelqu’un qui le peut. À la première fenêtre favorable, nous descendrons à terre et nous verrons mon beau-frère. (Elle prit le flacon de comprimés.) C’est quelque chose que j’aurais dû faire depuis longtemps… mais je ne suis qu’une vieille bête. (Elle se leva alors, en souriant de l’incompréhension de Moon.) Je crois que cela nous fera à tous le plus grand bien, de remettre les pieds sur une vraie planète. Peut-être Cress pourra-t-il venir avec nous. Maintenant repose-toi, ma chérie… et fais de beaux rêves.

Elle caressa légèrement la joue de Moon et sortit de la chambre.