— Écoute, petit, je suis vraiment désolée, tu sais. Ça me faisait mal de te faire ce coup, je t’assure, t’étais si confiant, quoi… et si stupide… Mais je devais ma peau à Hardknot, de la Mer Étoilée, j’avais perdu une partie des rentrées quotidiennes du casino que je devais livrer plus haut et, si je ne remboursais pas, il m’aurait fait payer de mon sang, tu vois ce que je veux dire ? C’était toi ou moi et, entre nous, t’avais besoin d’une leçon.
Elle haussa les épaules et retrouva un peu de son aplomb.
— Qu’est-ce que tu as fait de mes affaires ?
— Au clou, qu’est-ce que tu crois ?
Il rit brièvement.
— Et t’en as retiré combien ?
— Des haricots, qu’est-ce que tu…
Les mots s’étranglèrent dans la gorge de Tor, quand il leva le bras et le lui appliqua sur le cou, pour la clouer contre le mur. Elle se tortilla, tenta de détourner les yeux de quelque chose, dans son regard…
— Mille dieux ! Qu’est-ce qui te prend ?
— J’ai appris la leçon, répliqua-t-il en augmentant la pression. Et, maintenant, tu as une dette, Tor, et je pourrais te la faire payer de ton sang, là, tout de suite.
— Tu… tu ferais pas ça, dis ? (Elle ravala sa salive, leva les mains, se cramponna au bras.) Qu’est-ce que tu…
— Sparks ! Qu’est-ce que tu fais ?
La voix stupéfaite de Destinée… Il cligna des yeux, le brouillard de son orgueil blessé se dissipa et il lâcha Tor.
— Tu n’en vaux pas la peine.
Tor soupira bruyamment et se tâta la gorge.
— Rien… rien qu’un petit malentendu, Destinée. Je te rendrai l’argent, petit, enfin, le jour de paie…
— Laisse tomber.
Il tourna le dos, en se sentant rougir de colère et de gêne, et se demanda si Destinée le voyait. Mais quelque chose que Tor avait dit, dans le flot de ses excuses, lui revint, à la racine de sa mauvaise humeur, et il se retourna vers elle en laissant entrevoir une vengeance calculée.
— D’un autre côté… non, ne laisse pas tomber. Tu as une dette et je vais te dire comment tu peux me rembourser. Et il pourrait même y avoir un petit quelque chose pour toi, si tu sais y faire.
Il tira de sa ceinture sa carte de crédit et la lui mit sous le nez. Elle la regarda sans comprendre, voulut la prendre d’une main hésitante, mais il la lui arracha.
— Tu dis que tu fais le grouillot pour la Mer Étoilée. Tu dois en savoir long sur qui contrôle quoi, dans le Dédale, tu dois entendre pas mal de potins intéressants…
— Oh non, non, petit, non, je ne sais rien, je garde les oreilles fermées. (Elle secoua violemment la tête, ferma les yeux sur la tentation.) Je fais simplement quelques courses, comme ça, contre un petit crédit supplémentaire aux tables, c’est tout.
— À d’autres ! Mais il est possible que tu n’en saches pas assez pour trouver ce que je veux savoir. (Il fut pris d’une inspiration aveuglante.) Je connais quelqu’un qui est au courant, alors ça n’a pas d’importance ! Tu peux lui soutirer les renseignements et moi pas. Tu vas t’en occuper pour moi, t’occuper de lui, tu comprends ?
— Non ! Et d’abord, qu’est-ce que tu fabriques ? Dans quoi tu veux me fourrer ?
— Moi aussi, je travaille pour quelqu’un, quelqu’un… de haut placé. Quelqu’un qui veut savoir ce que fait l’opposition. Et il y a un nommé Herne qui sait tout, seulement il est dans le pétrin. Tu vas aller le ramasser et l’aider, et il sera si reconnaissant qu’il te racontera tout ce que tu veux savoir.
— Ha ! Je connais un Herne, qui jette l’argent par les fenêtres et s’il est dans le pétrin, maintenant, il peut crever. Des copains et lui, ils étaient fous de drogue et il a essayé de… (Le mot refusa de venir ; elle serra les deux mains sur son fond de pantalon.) J’avais déjà plein de bleus dans des endroits que je ne montrerais pas à ma propre mère, quand Pollux l’a arraché à moi et l’a fait changer d’idée… (Elle jeta un coup d’œil derrière Destinée, témoin muet, au flegmatique être de métal.) C’est peut-être qu’une foutue machine, mais il est drôlement plus homme que ceux qui l’ont programmé.
Sparks rit à la vision imaginée de la déconfiture de Herne.
— Il devait vraiment être drogué à mort pour s’en prendre à…
Tor rougit et leva les poings.
— Écoute voir, Étésien ! On ne plaisante pas d’un truc comme ça avec une Hivernienne !
Il perdit aussitôt le sourire.
— Par la… par les dieux, ce n’est pas ce que je voulais dire ! S’il s’agit du même Herne, tu n’as rien à craindre. Cette fois, il ne risque pas de te causer d’ennuis. Tu le trouveras à côté du Parallax. Je paierai les frais, et tu n’y perdras rien. Fais simplement attention qu’il ne sache jamais pourquoi tu fais ça. Ne parle surtout pas de moi. (Il baissa la voix, en se détournant de Destinée.) Si je n’obtiens pas ce que je veux, tu le regretteras, et même Pollux ne suffira pas pour te protéger.
Tor pâlit ; il fut un peu surpris de constater qu’elle le croyait.
— Retrouve-moi ici à la même heure dans… une semaine.
— Ouais, ouais, d’accord, marmonna-t-elle faiblement en se détachant du mur. Viens, Pollux, on s’en va.
— Tu as raison, Tor.
Il descendit de la marche et la suivit. Elle le frappa en pleine poitrine, par dépit, et s’en alla en se massant la main.
— Ta gueule, tas de ferraille ! Je m’en vais t’échanger contre un chien.
Destinée s’était rassise et décorait le masque nu comme si c’était la seule réalité de l’univers. Elle ne parla pas à Sparks, elle ne leva aucun de ses yeux.
Il oublia sa satisfaction en la voyant s’écarter de lui, comme si elle aussi mettait une distance entre eux, ou comme s’il l’avait fait pour elle.
— Tu disais que je trouverais un moyen de résoudre le problème. Et je l’ai trouvé.
— Oui, probablement.
Elle prit un bout de satin.
— Je croyais que tu ne portais pas de jugements moraux.
— J’essaie. Nous choisissons tous notre propre chemin vers l’enfer. Mais certains choix sont plus faciles à observer que d’autres… Je n’aime pas voir faire du mal à mes amis.
— J’ai dit ça comme ça. Je ne lui ferai pas de mal.
Mais il savait qu’il en avait été à deux doigts, un instant.
Et que c’était cet instant que Destinée avait vu.
— La parole d’aujourd’hui est la mort de demain, cita-t-elle à mi-voix. Et je te considère aussi comme un ami.
— Encore maintenant ?
— Oui, dit-elle et elle le regarda mais sans sourire. Fais attention, Sparks. La vie n’est pas tissée d’un seul fil, tu sais.
Il haussa les épaules, sans bien comprendre.
— D’accord. Je te reverrai, Destinée.
Elle sourit enfin, mais ce n’était pas le sourire qu’il attendait.
— Je sais. Dans une semaine… à la même heure.
— Pardon, mon pote, t’aurais pas vu un nommé H-Herne ?
Tor s’interrompit quand l’épave leva les yeux vers elle, avec cette haine inutile d’un animal enchaîné, et elle se rendit compte qu’elle avait déjà vu cette tête. Amaigrie, barbue, c’était malgré tout la même figure, un visage basané d’extramondien, trop beau, avec des yeux aux longs cils, magnifiques et aussi glacés que la mort. Elle hésita un moment, penchée sur l’homme, serrée comme par un étau entre le passé et le présent. C’était Herne, le même Herne, dont les yeux, en la regardant jadis, n’avaient pas vu un être humain mais une chose.
Il ne la reconnaissait pas, il ne trouvait donc rien d’ironique à leurs retrouvailles. Elle recula devant sa puanteur et sa combinaison crasseuse en se rappelant la richesse de son costume, l’autre fois. La drogue avait peut-être fini par rire la dernière, se dit-elle et elle faillit sourire. Il avait à côté de lui une bouteille à moitié vide et une boîte en fer cabossée, contenant une poignée de pièces de monnaie. En arrivant dans la ruelle, elle avait vu un lieutenant Bleu avec des taches de rousseur roses incongrues lui coller une contravention pour mendicité. Mais il perdit son expression d’attente maussade, alors qu’il comprenait à retardement la question ; il la toisa, il examina Pollux du même coup d’œil rapide.
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