Il serpenta entre les tables, vers la sortie, avec la détermination et l’assurance d’un tout autre homme, un homme qui portait un masque et un médaillon d’extramonde sur la poitrine. Sparks Marchalaube était vêtu d’une riche tunique importée et chaussé de hautes bottes ; ses cheveux étaient coupés court à la mode hivernienne… mais c’était l’arrogance innée de Starbuck qui faisait s’écarter les clients sur son passage.
— Tu as l’air d’un homme qui sait ce qu’il veut.
La personne qui ne s’était pas écartée se planta audacieusement devant lui ; le tissu argenté de sa longue robe fendue ne dissimulait rien. Il la regarda et se détourna aussitôt, encore plus que gêné par le manque de vergogne des avances sexuelles, dans cette ville.
— Non, merci, je veux simplement sortir d’ici.
L’argent de la robe, l’instant d’un éclair, lui fit penser à des cheveux blancs argentés… Il passa, en essayant de ne pas la frôler. Il ne désirait aucune femme, à part Arienrhod, qui lui apprenait à désirer des choses qu’il n’avait jamais imaginées. Et l’idée de l’amour tarifé lui paraissait grotesque et perverse, même en sachant que la moitié des hommes et des femmes qui offraient leur corps dans ces lieux étaient des Hiverniens. Blasés ou cupides, ils adaptaient leur laxisme sexuel inné aux appétits mercenaires des extramondiens.
Il y avait aussi des prostituées extramondiennes, contrôlées par d’autres extramondiens plus haut placés dans le réseau du pouvoir englobant le Dédale. Il y avait des mondes, dans l’Hégémonie, où l’esclavage était une réalité acceptée ou tacite, et Arienrhod n’intervenait pas dans les coutumes de ses clients. Certains ne différaient pas des proxénètes locaux (ils étaient simplement plus exotiques aux yeux de Sparks) mais il y avait aussi les zombies, des victimes à louer pour satisfaire les clients qui ne se contentaient pas de rêves. Ils se mêlaient à la foule, presque nus, montrant leurs cicatrices… exhiber serait le mot juste. Ils étaient des morts-vivants, aux yeux creux, marchant comme des somnambules, dans un rêve, dans un cauchemar. Ils étaient drogués, disait-on, ou bien la drogue avait déjà détruit leur cerveau. Arienrhod assurait qu’ils ne ressentaient rien. Et une fois, alors qu’il était particulièrement déprimé, il avait presque…
Mais le souvenir d’avoir été allongé par terre, impuissant, dans une ruelle tandis que quatre trafiquants d’esclaves l’appelaient « joli », avait suffi à dissiper l’humeur noire, tout comme sa flûte avait été brisée cette nuit-là, au point de se demander si c’était vraiment les extramondiens qu’il méprisait ou ce qu’il y avait d’extramondien en lui.
Cette fois encore, Arienrhod avait apaisé sa conscience, écarté ses questions, elle lui avait répété en riant que le mal existerait toujours dans n’importe quel monde, n’importe quel être, parce que, sans le mal, on ne pourrait évaluer le bien…
Sparks respira profondément quand les portes du tripot se refermèrent derrière lui, s’attarda un instant sur la dalle de métal précieux du seuil pour nettoyer ses poumons. Un chat errant le frôla avant de disparaître dans une fissure du mur.
— … Allez, S’eing, donne-moi une chance.
Quelque chose de familier, et pourtant d’inconnu dans la voix lui fit tourner la tête.
— Je ferais n’importe quoi, bons dieux, n’importe quoi pour sortir de ce trou d’enfer et trouver de l’aide ! Engage-moi…
Celui qui parlait était un extramondien basané, aux épais cheveux noirs, avec une barbe de quelques jours. Il était assis sur une caisse, adossé au mur, en combinaison d’homme d’équipage sans insigne. Un inconnu. Il avait l’air d’un homme fort qui mourait de faim lentement et Sparks voulut se détourner. Mais la voix…
— Tu as une dette, bons dieux, S’eing !
Il regarda l’inconnu se détacher du mur d’un mouvement maladroit et saisir la jambe de pantalon de la combinaison de vol d’un second homme.
Celui-là était un capitaine de cargo, probablement, ou quelqu’un de moins officiel ; un individu lourd à la figure balafrée. Il recula brusquement, en déséquilibrant l’homme assis. Sparks le vit rouler sur la chaussée et comprit, avec une brusque pitié, qu’il avait les jambes paralysées. L’officier balafré-rit méchamment.
— De la merde, je te dois, Herne, si tu ne peux pas te faire rembourser !
Les jurons et les malédictions de Herne le suivirent dans la ruelle.
Le nommé Herne ramena laborieusement sous lui ses jambes inertes, indifférent aux regards curieux des passants. Sparks regardait comme les autres, pris au piège du voyeurisme de la pitié. Il s’avança enfin, en hésitant, alors que l’homme tentait de se rasseoir. L’inconnu leva les yeux vers lui et retomba sur les pavés.
— Toi ! (La haine suivit la reconnaissance, comme la nuit le jour.) C’est elle qui t’envoie ? Elle t’a dit où me trouver ?… Ouais, regarde bien, morveux ! Rince-toi l’œil, admire, et n’oublie jamais qu’un jour elle te fera la même chose !
La main de Herne se referma sur une poignée de poussière qu’il rejeta.
— Starbuck, souffla Sparks sans se rendre compte qu’il parlait tout haut. Elle… elle a dit que tu étais mort.
Il avait compris qu’elle disait qu’il était tombé de plusieurs milliers de mètres dans la mer. Mais il y avait des plates-formes, de la machinerie faisant saillie dans le puits. Une d’elles avait dû amortir sa chute… et briser sa colonne vertébrale. Mieux vaudrait qu’il fût mort… mais il restait en vie. Sparks se sentit soudain délivré d’une tension dans la poitrine, une tension dont il ne s’apercevait maintenant qu’à son absence.
— Je suis content…
La rage convulsa les traits de Herne ; il saisit la jambe de Sparks.
— Fils de pute étésienne ! Si seulement je pouvais mettre les mains sur toi, je finirais ce que j’ai commencé ! cria-t-il et puis sa main retomba. Allez va, profites-en, petit. Je suis encore deux fois l’homme que tu es et Arienrhod le sait !
Sparks se tint tout juste hors de portée, les joues en feu. Le souvenir de ce que Herne lui avait fait, et n’avait pu lui faire là, dans la Salle des Vents, noya toute espèce de compassion comme un insecte dans une coupe d’amertume.
— Tu n’es plus un homme, Herne, plus du tout. Et Arienrhod est toute à moi !
Il tourna les talons et repartit dans la ruelle. Derrière lui, Herne éclata de rire et lui cria rageusement :
— Arienrhod n’est à aucun homme ! Tu lui appartiens et elle se servira de toi jusqu’à ce que tu ne vailles plus rien…
Sparks pressa le pas, sans se retourner, jusqu’au coin de la Rue. Mais il ne remonta pas vers le palais ; il resta là un moment tandis que sa colère se calmait et le laissait comme vidé, avant de descendre dans le cœur du Dédale. Pendant un long moment, il marcha au hasard, passant devant les bars et les casinos qui étaient devenus pour lui un second foyer, en regardant distraitement les vitrines pleines d’épices et d’aromates importés, de bijoux, de peintures, de cafetans, de terminaux… de centaines de jouets électroniques, des babioles coûteuses et complexes, étalées pour la clientèle du port franc et les yeux émerveillés des autochtones. Jadis, chaque vitrine arrêtait ses pas et une promenade dans le Dédale était un tour au paradis. Maintenant, elles attiraient à peine son regard ; à son insu, le temps avait émoussé l’enchantement et transformé le vin enivrant en vinaigre de la désillusion.
Les ruelles multicolores elles-mêmes, le creuset fécond où les artisans de ce monde et de sept autres donnaient libre cours à leur imagination créatrice, étaient devenues singulièrement ternes, séparées de sa propre réalité. Il n’était plus attiré par le spectacle, les parfums et la musique et, maintenant, la meurtrissure laissée par la mort vivante de Herne lui causait une vive douleur. Environné par le cœur palpitant de la ville qu’il avait voulu découvrir, il s’apercevait que ce qu’il avait tant rêvé de connaître lui échappait. Comme tout ce qu’il avait aimé, tout ce sur quoi il avait compté…
Читать дальше