Moon ramena ses pieds dans le lit et lissa la couverture mince qui suffisait à la réchauffer. Mais aucun beau rêve ne l’attendait dans cette nuit sans vie qui environnait la ville en suspens et ce monde. Elle regarda se dérouler les événements à peine intelligibles, sur l’écran encastré, l’esprit et le cœur déchirés. Dans ce lieu étranger, personne ne pourrait changer ses rêves, éclairer ses ténèbres, sinon en la laissant repartir chez elle… chez elle. Des larmes mouillèrent ses joues et ses paupières se fermèrent.
Moon traversait le Marché aux Voleurs, dans le jour artificiel, serrée dans le tramway bondé de l’astroport avec Elsevier, Silky et Cress flageolant, avec assez de voyageurs maussades pour peupler une île. L’orbite de la station spatiale passait toutes les quelques heures au-dessus d’une fenêtre, un corridor de transport descendant à la surface de Kharemough ; mais ils étaient situés à des centaines ou des milliers de kilomètres les uns des autres, sur la planète. Si l’on manquait un arrêt, on devait attendre une journée entière avant qu’il s’ouvrît de nouveau.
Quand ils étaient montés dans le tramway, il n’y avait pas de place assise mais un homme s’était levé au passage de Moon et lui avait offert inexplicablement sa place. Elle avait souri et l’avait donnée à Cress quand un autre homme s’était levé pour elle. Gênée, elle avait tiré Elsevier pour la faire asseoir, en chuchotant :
— Est-ce qu’ils pensent que je suis malade parce que je suis pâle ?
Elsevier prit un air faussement désapprobateur en tirant sur le bord de la courte tunique jaune sans manches de Moon.
— Non, ma chérie. Au contraire. Mais tu devrais réellement mettre ta robe, dit-elle en effleurant le vêtement bordeaux que Moon portait sur le bras.
— Il fait trop chaud.
Moon tâta le chignon natté qu’elle avait amassé au sommet de son crâne, en se rappelant les robes volumineuses et les combinaisons de vol moulantes qu’elle avait essayées et rejetées, dans les boutiques du Bazar de Centreville. Maintenant qu’ils avaient quitté le vaisseau, elle avait essayé de porter ses propres vêtements, mais l’air de la station était étouffant, alors elle était aussi peu vêtue que le permettait Elsevier.
— Quand j’étais jeune fille, j’étais couverte de voiles de la tête aux pieds. Cela faisait partie du mystère de la femme, confia Elsevier en arrangeant les plis de son cafetan multicolore, au son argentin de son collier de clochettes. Et je rêvais de tout rejeter pour courir toute nue dans les rues, par les grosses chaleurs de l’été. Mais je n’ai jamais osé.
Moon était cramponnée au dossier du siège, un pas derrière un Silky silencieux et malheureux, sympathisant avec sa détresse d’être pressé dans cette cohue d’inconnus. Elle regardait par les côtés ouverts du véhicule, alors qu’ils passaient d’avenue en avenue, dans le port interstellaire où Elsevier partageait un appartement avec Silky et Cress – et maintenant elle – dans l’élégante claustrophobie du ghetto hors monde de Kharemough. Elle était déjà perdue, incapable de comprendre le plan de cette ville, pas plus qu’elle ne comprenait ses habitants. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle s’insérait dans un anneau, avec l’astroport au milieu. Les Kharemoughis appelaient cette banlieue hors monde le Marché aux Voleurs et les étrangers qui y vivaient acceptaient ce nom avec un amusement pervers. Kharemough dominait l’Hégémonie parce qu’on y fabriquait les meilleurs articles que pouvait produire la plus haute technologie et Elsevier avait dit un jour, non sans fierté, que « Marché aux Voleurs » était plus une vérité qu’une insulte.
— Mais alors comment es-tu devenue une… comment es-tu venue à Kharemough ? demanda Moon comme Elsevier n’allait pas au bout de sa pensée.
Elle trouvait de plus en plus invraisemblable que cette femme si douce, discrète, ait choisi une carrière défiant qui que ce soit et plus encore les lois interstellaires.
— Ah, ma petite fille, la perte de mes voiles et de ma respectabilité est une longue histoire ennuyeuse et compliquée.
Mais Moon surprit le petit sourire, au coin des lèvres.
— Fausse modestie.
Cress était tassé sur le siège devant elles, les yeux fermés, les mains pressées sur sa poitrine. Il n’y avait que deux périodes de jour qu’il était sorti de l’hôpital. Elsevier lui effleura l’épaule.
— Ça va, Cress ?
— Très bien, maîtresse. Je suis tout ouïe.
Elle se radossa, avec un petit soupir résigné.
— Eh bien, je suis d’Ondinée, Moon, un monde qui te paraîtrait encore plus incompréhensible que Kharemough, même si le niveau technique y est bien moins élevé. Dans mon pays, les femmes n’étaient pas encouragées…
— Autorisées, rectifia Cress.
— … à vivre leur vie, pleinement, comme tu l’as toujours fait.
Sa voix planait au-dessus du murmure des conversations comme de la fumée s’élevant dans la brume citadine d’un autre monde, dans un pays hérissé des pyramides-mausolées d’une ancienne théocratie. C’était une terre où les femmes étaient achetées et vendues comme dans une braderie, où elles vivaient dans des appartements séparés, dans la cellule familiale, à l’écart des hommes qui n’étaient pas leurs partenaires mais leurs seigneurs jaloux. Leur vie suivait un chemin étroit tracé par des générations, incomplète mais rassurante et prévisible.
Une jeune fille timide appelée Elsevier – Obéissance – avait suivi la voie de la tradition, enveloppée dans des voiles dissimulant son humanité, butant souvent dans les ornières des rites mais sans jamais voir la vie avec assez de recul pour se demander pourquoi. Jusqu’à ce jour, sur la place du temple, où la curiosité l’avait détournée de sa tournée d’offrandes aux autels de ses esprits, pour se mêler à la foule rassemblée et écouter un extramondien fou parler de liberté et d’égalité. Il avait gravi audacieusement les marches du Grand Temple de Ne’ehman tandis qu’une bande de jeunes extrémistes locaux fourraient des tracts dans les mains et les poches de tous ceux qui passaient. Mais la foule s’était mise en colère, le rassemblement tournait à l’émeute quand l’impitoyable Sécurité Ecclésiastique vint rétablir l’ordre ; dans la panique qui suivit, les agents jetèrent tous ceux qu’ils pouvaient attraper dans les camions noirs de la police.
Elsevier était tapie dans un coin du véhicule brinquebalant, écrasée de toutes parts, piétinée, malmenée, ses voiles déchirés, sanglotante, folle de la peur du viol ou de la mort. Mais, soudain, des mains fortes la saisirent, la firent lever, la maintinrent, le dos à la paroi. Affolée, elle sentit le monde se liquéfier autour d’elle, et son corps aussi…
— Ne va pas t’évanouir maintenant, bons dieux ! Je ne peux pas te soutenir éternellement…
Et une gifle.
La douleur perça le mur de sa folie. Elle ouvrit les yeux en gémissant et vit devant elle la figure hagarde et ensanglantée de l’extramondien fou, l’homme responsable de tout cela, le seul homme qu’elle allait aimer toute sa vie. Mais, à ce moment, rien n’était plus loin de sa pensée que l’amour.
— Ça va ?
Il grogna, en recevant un coup violent dans les reins. Les bras rigides, appuyés contre la paroi, il lui faisait un rempart de son corps. Elle secoua la tête.
— Je t’ai fait mal ? Je ne l’ai pas fait exprès.
Il lui caressa une joue et elle eut un mouvement de recul, en ramenant un lambeau de voile sur sa tête.
— Excuse-moi, murmura-t-il en se retenant de nouveau alors que le camion cahotait dans un virage. Tu n’étais même pas là pour entendre mon discours, hein ?
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