Le tramway ralentit et s’arrêta dans l’aire d’attente réservée aux voyageurs descendant sur la planète. Moon suivit Cress et Silky sans un mot, dans la foule qui se précipitait pour trouver de la place dans une salle d’embarquement, pendant qu’Elsevier allait aux distributeurs automatiques de billets.
— Ah…
Cress s’installa, en levant les yeux vers les omniprésentes exhibitions vidéo. Ici, elles changeaient d’une scène à l’autre, représentant l’extérieur de l’astroport : tantôt la surface nuageuse de Kharemough, tantôt celle de la lune la plus proche, une peinture abstraite de pollution industrielle ; tantôt l’image étincelante d’un cargo interstellaire, un enchaînement de disques étalé sur la noirceur mate comme un collier de coquillages. Il était assis d’un côté de Silky et Moon de l’autre, pour le protéger des étrangers par le rempart de leur corps ; Silky regardait les passants avec curiosité, leurs lentes allées et venues, comme de l’huile sur de l’eau.
— C’est ce qui me plaît à Kharemough, ils essaient tout le temps de vous occuper l’esprit.
Il y avait une fausse note, dans ces mots nonchalants, alors que les vaisseaux spatiaux passaient rapidement sur l’écran. Elsevier disait que Cress avait été naguère astrogateur pour une grande compagnie de navigation interstellaire.
— Dommage que nous ne puissions voir les vaisseaux du Premier ministre. Mais il ne rentrera pas avant quinze jours. Ça, ce serait un spectacle qui t’en mettrait plein la vue, jeune maîtresse.
Moon baissa les yeux des écrans.
— Pourquoi est-ce que tu m’appelles toujours comme ça ? Mon nom est Moon.
— Quoi ? (Cress la regarda, haussa les épaules.) Je sais, jeune maîtresse. Mais tu es une sibylle, et je te dois la vie. Tu mérites d’être traitée avec honneur. D’ailleurs (avec un sourire) si je me laissais aller, je risquerais de tomber amoureux de toi.
Elle le regarda, un peu ahurie, mais ne sut dire s’il se moquait d’elle ou non. Elle se détourna avec un peu d’humeur, sans savoir comment répondre, et tenta de s’intéresser aux images des écrans.
Des voix désincarnées faisaient des annonces en sandhi et dans une demi-douzaine d’autres langues qu’elle ne connaissait pas. Les idéogrammes du sandhi écrit lui étaient incompréhensibles mais elle apprenait la langue parlée, grâce à des enregistrements qui développaient la mémoire quand on les écoutait. Ils lui préparaient le cerveau avec de la musique, tout en gravant sans douleur les mots dans son subconscient et, maintenant, elle arrivait à comprendre presque tout ce qu’elle entendait. Mais il y avait des nuances dans la langue, comme dans les rapports entre les personnes qui l’employaient. Un strict système de castes gouvernait le peuple de ce monde, définissait le rôle de chacun dans la société, depuis le jour de la naissance. Les extramondiens étaient à l’abri de ces restrictions, du moment qu’ils gardaient leurs distances. Moon avait eu une contravention, malgré les supplications d’Elsevier, pour s’être adressée à un commerçant par sa classification sandhi, au lieu de « citoyen ». Les fautes de conduite plus graves, dans le système, étaient punies de lourdes amendes ou même par la perte d’un standing hérité. Il y avait des magasins, des restaurants, des théâtres distincts pour les Techniques, les Non-Techniques et les Sans-Classe ; les personnes appartenant aux plus hautes et aux plus basses castes ne pouvaient même pas se parler sans intermédiaire. Moon s’était demandé avec indignation, en serrant sa contravention dans sa main, pourquoi les gens supportaient cela. Elsevier n’avait fait qu’en sourire en répondant :
— L’inertie, ma chérie. La plupart des gens ne sont pas assez malheureux avec le connu pour l’échanger contre l’inconnu. TJ n’arrivait jamais à le comprendre.
Moon se redressa sur la banquette capitonnée quand Elsevier émergea de la foule.
— On embarque déjà. Nous ferions bien d’y aller, dit-elle en montrant avec les imprimantes des billets la porte, dans le fond de la salle d’attente, où les passagers étaient canalisés dans l’inconnu.
Cress et Silky se levèrent ; Moon les suivit, résignée.
— Ne sois pas si triste, jeune maîtresse ; tu ne sentiras rien du tout. Tout est entre les mains des aiguilleurs du ciel, une navette, ce n’est pas comme un vaisseau. C’est plutôt un tacot.
— C’est magnifique, là en bas, Moon. Attends de voir les jardins décoratifs de KR !
— Ce n’est pas un jardin qu’il me faut, Elsie, murmura Moon, les yeux attirés vers la vue de l’espace comme de la limaille de fer vers un aimant. J’ai besoin de rentrer chez moi.
Cress jeta à Elsevier un regard accusateur, indéchiffrable ; elle s’en détourna.
— Attends de connaître KR, Moon. Alors tu comprendras tout.
Ils embarquèrent parmi les derniers dans la navette. Moon aperçut vaguement sa forme carrée par le hublot du sas. C’était un vieux clou, comme l’avait dit Cress, sans propulsion autonome. Elle était attirée sur la planète et renvoyée, comme les marchandises, prise entre les mains d’invisibles rayons répulseurs – ou tracteurs – d’un des centres de distribution planétaires. La fenêtre d’expédition était une colonne d’espace vide de trente mètres de large, plongeant dans la zone d’industrie lourde entre Kharemough et ses lunes.
À bord, ils furent conduits vers les rangées de sièges au-dessus d’un écran central au sol, montrant la surface bleu et kaki de la planète brumeuse ; Moon s’efforça de ne penser qu’à son immensité solide, d’oublier qu’elle était à une distance effroyable. Même là, à bord de la navette, personne ne planait en apesanteur hors de son siège ; les Kharemoughis se vantaient, avec un orgueil dépourvu de subtilité, que la conquête de la gravité était la plus difficile mais qu’ils la maîtrisaient quand ils le voulaient.
Une fois les issues fermées, la navette se libéra de la station et entama sa chute dans le tube de force. Moon resta assise, sourde aux conversations étouffées autour d’elle, incompréhensibles pour la plupart ; elle oublia tout sauf la vision de la surface de la planète qui s’élevait vers eux. Le panorama amorphe, nuageux se précisa et Elsevier désigna à voix basse les mers bleues, les terres ocre et vertes, tellement immenses qu’elles semblaient repousser la mer. Finalement, les eaux disparurent à la vue et il ne resta que des montagnes, des forêts, des terres cultivées… et puis, presque avant que Moon s’en aperçoive, ce fut le mince anneau d’une ville crépusculaire étendant ses cercles concentriques autour d’une grande plaine dénudée et brillante.
— … le terrain d’atterrissage, dit Elsevier.
Au dernier moment, Moon eut l’impression qu’une autre main géante invisible les cueillait dans les airs, juste avant l’impact sur le quadrillage étincelant des pistes. La navette fut comme balayée dans un des hangars cernant l’aire d’atterrissage et se posa enfin.
La foule des passagers quitta l’intérieur aux couleurs chaudes du bâtiment de l’astroport. Moon ressentit des picotements dans les pieds en foulant ce monde inconnu… à moins que ce soit une mauvaise circulation. La gravité artificielle de la cité spatiale était moins forte que celle à laquelle elle était habituée, et celle-ci l’était davantage ; ses pieds retombaient lourdement, quelle que soit la prudence de sa démarche.
À la surface de la planète, le jour pointait à peine ; il faisait encore froid. Elsevier se frotta les bras sous ses manches ; Moon enfila sa longue robe lie-de-vin et serra la ceinture sans protester. Les Kharemoughis étaient un peuple pudique et Elsevier l’avait avertie que la licence du Marché aux Voleurs n’était pas tolérée à terre. Le lever de soleil s’épanouissait comme une fleur, à l’est, mais au-dessus d’eux, le ciel était encore noir et sans étoiles… Levant les yeux, Moon retint sa respiration. L’obscurité se diaprait de lumière, des écharpes irisées, rose et vert, jaune d’or, bleu glacier, un chatoiement d’arc-en-ciel, de rayons blancs scintillants couronnant un pays de rêve, magique.
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