Elle eut l’impression que ses articulations se relâchaient, éprouva l’inconfort moins aigu mais croissant de l’élévation de la température. Elle imaginait la coque extérieure, qui devenait incandescente alors que le vaisseau plongeait vers l’horizon du trou noir, l’appel de détresse inlassablement diffusé. Le vaisseau était construit avec les matériaux les plus solides et les plus élastiques connus de l’homme et équipé de contrechamps pour protéger et stabiliser sa descente dans le tourbillon. Il était aussi petit que possible et avait la forme d’une pièce de monnaie ; les stabilisateurs maintenaient en permanence sa large surface plate alignée sur la déclivité gravifique. Comme les parois du puits de gravité dans l’espace étaient très abruptes, si jamais le vaisseau perdait sa stabilité et commençait à tourner sur lui-même, il serait déchiqueté en quelques secondes par la force de tension. La mort surviendrait dans un instant d’effroyable douleur et leurs cris se répercuteraient éternellement dans ce puits. Le passage à travers la Porte Noire soumettait à une terrible épreuve l’endurance humaine et mécanique et dépassait presque les limites de la technologie de Kharemough. Seule la symbiose d’un ordinateur et du cerveau de l’astrogateur pouvait les guider vers le point d’entrée précis à l’horizon.
Et si Moon les maintenait mais qu’ils ratent la minuscule ouverture dans l’hyperespace et soient recrachés à deux années-lumière de Kharemough ? Il y avait plus de mille ans que Kharemough avait redéveloppé le principe du passage à travers la Porte Noire, en se fondant sur la science du Vieil Empire transmise par les sibylles. Le Vieil Empire avait connu les secrets du voyage à la plongée stellaire de l’hyperlumière, qui lui permettait d’étendre sa domination sur des distances encore impossibles à atteindre par l’Hégémonie ; mais, même alors, il avait utilisé la Porte Noire comme centre local pour ses lointaines communications. L’Hégémonie avait employé son raccourci cosmique pour rétablir la petite partie du réseau de mondes de l’Empire et sa science fossile pour passer sans danger. Mais on ne comprenait pas encore très bien les forces que l’on manipulait… Si ce vaisseau ne passait pas par l’horizon aux bonnes coordonnées, il risquait d’émerger dans un secteur de l’espace entièrement inexploré, loin de tout système planétaire et sans coordonnées pour leur retour… ou même de n’émerger nulle part dans l’univers connu. Des vaisseaux s’étaient déjà perdus, perdus à jamais.
Elsevier sentit ses yeux s’exorbiter sous ses paupières closes ; elle ne pouvait plus observer les feux coruscants de la surface du trou noir avalant son univers. Elle entendit le vaisseau gémir et son propre gémissement quand elle eut l’impression d’être déchirée. Les ténèbres l’enveloppèrent, sa raison l’abandonna, elle laissa tous ses doutes et ses craintes jaillir comme une gerbe d’étincelles et s’abandonna, enfin, à l’évanouissement.
La Porte Noire s’ouvrit.
Ça ne se passe pas comme ça. Dans l’élégant salon de l’hôtel particulier de la ville haute, Jerusha était debout à la fenêtre aux carreaux en losanges, les mains croisées dans le dos. Des enfants dansaient sur des cercles dessinés sur les vieux pavés, absorbés par quelque incompréhensible jeu puéril ; les enfants de riches Hiverniens et extramondiens, inconscients des distances d’espace-temps et de coutumes séparant leurs parents. Elle essayait de ne pas penser aux distances, aux différences, aux terribles… Non, ça ne se passe pas comme ça !
Mais même cette furieuse négation ne pouvait la distraire, l’empêcher de revivre la convocation inexpliquée qui l’avait arrachée à son service de nuit dans son bureau de la police et fait monter jusqu’aux sombres corridors du deuxième niveau. Elle se rappelait constamment les sons qui l’avaient attirée – pas des sons humains mais de choses torturées – vers la dernière porte…
Il y avait des années qu’elle n’avait pas crié, mais, cette nuit-là, elle poussa un hurlement. Un horrible cri de refus ; elle ne voulait pas voir l’animal ensanglanté qui gisait et se déchirait sur le plancher de cette salle nauséabonde… le déchet répugnant et délirant de ce qui avait été un être humain. Et pas n’importe quel être mais le commandant de la police de Tiamat… qui s’était calciné le cerveau avec une overdose de k’spag. Dieux, même si elle vivait assez longtemps pour voir le nouvel Âge d’Or, jamais elle n’oublierait cette nuit ! Elle battit rageusement des paupières, alors que des larmes brouillaient sa vue. Elle avait beau s’efforcer de chasser cette scène de son esprit, cela lui collait à la peau comme une odeur de mort, corrompant toutes les émotions, toutes les pensées. Elle avait vu tissez d’horreurs dans son métier pour endurcir la plus faible des femmes mais quand cela arrivait à l’un des siens… Elle n’avait jamais beaucoup aimé Lioux-Sked, mais aucun homme ne méritait de souffrir une telle dégradation sous les yeux de tout un monde. Même s’il ne pouvait plus s’en soucier.
Il restait sa famille. C’était le devoir de Jerusha, imposé par Mantagnes, le nouveau commandant, d’aider la veuve de Lioux-Sked à prendre des dispositions pour quitter Tiamat avec sa famille. « Marika a besoin de la présence d’une femme, dans un moment pareil, Jerusha », lui avait dit Mantagnes, très sincèrement. Elle s’était mordu la langue. Après tout, quoi, c’était sans doute vrai.
Elle s’était demandé comment elle aurait la force d’affronter Lesu Marika Lioux-Sked et les deux petites filles, alors que ce qu’elle avait vu ce soir-là restait gravé au fer rouge dans son souvenir. Mais elle avait maîtrisé ses émotions grâce à une longue expérience et avait eu l’impression de faire du bien à la malheureuse femme égarée.
Lesu Marika avait toujours été distante et hautaine lors de leurs précédentes rencontres, généralement quand Lioux-Sked lui faisait jouer un rôle de nurse pour les excursions familiales dans le Dédale. Mais, comme la plupart des policiers en poste à Tiamat – comme elle-même – Lioux-Sked et les siens venaient de Newhaven ; ils parlaient donc de chez eux, dans leur propre langue, comme des étrangers dans un pays inconnu. Marika et les enfants retournaient auprès de parents et d’amis (et le commandant avec elles, pour passer le reste de ses jours dans un asile, mais on n’en parlait pas). Jerusha tenta de se réconforter avec des souvenirs sans danger, imprécis, du monde qu’ils avaient tous rêvé de revoir, la chaleur des jours ensoleillés, la vivacité des gens, l’astroport et le centre de commerce de Mieroles lo Faux, où elle avait assisté pour la première fois à l’éclat d’une visite du Premier ministre et avait été impressionnée par sa splendeur. Des souvenirs du temps où elle rêvait d’autres mondes…
Jerusha entendit vaguement quelqu’un entrer discrètement derrière elle ; elle se retourna et baissa les yeux sur Lesu Andradi, dix ans, la plus jeune des filles de Lioux-Sked. C’était une enfant intelligente, vive, très différente de sa sœur minaudière, et Jerusha l’aimait beaucoup. Et la vue de la petite fille qui lui prenait la main et qui contemplait son uniforme avec le même respect admiratif que lui avaient inspiré son propre père et son frère en uniforme rendait supportable l’humiliation de son rôle de bonne d’enfants.
Andradi imita inconsciemment l’attitude de Jerusha à la fenêtre, l’air sérieux dans sa robe de chambre grise informe, le front maculé de cendres. La famille était en deuil comme si Lioux-Sked était mort. Mais les dieux étaient moins miséricordieux… Les dieux ! Jerusha grimaça. Les dieux n’avaient rien à voir dans cette histoire ; cela sentait la trahison humaine.
Читать дальше