Joan Vinge - La reine des neiges

— Ramenez-moi ! Il faut que j’aille à Escarboucle !

Sa figure était comme un poing fermé et elle avait répondu à tous les arguments imaginables par ces deux mêmes phrases, inamovibles et inébranlables.

— Mais, Moon, jamais les extramondiens ne te laisseront retourner s’ils te trouvent avec nous. Ton monde est proscrit. Ils nous condamneront tous aux camps de scories sur Grande Bleue, et crois-moi, mon enfant, mieux vaut la mort.

— Ça m’est égal, si je ne reviens pas. Sans lui, rien ne compte.

Ah, petite fille, que tu as de la chance de croire que c’est aussi simple… et que tu es naïve ! Et pourtant, une voix intérieure disait à Elsevier que c’était vrai ; depuis la mort de TJ, elle ne vivait qu’à moitié…

— Je sais, je sais vraiment que c’est ce que tu penses maintenant. Mais si tu ne peux pas songer à toi, alors pense à Cress, avait-elle imploré alors en passant une main sur la fraîche coquille translucide soufflant sur les braises fragiles de la vie du blessé. Il va mourir, Moon. Si nous n’arrivons pas à Kharemough, il mourra. Tu es une sibylle. C’est ton devoir.

— Je ne peux pas faire ce que vous demandez ! répliqua Moon en secouant la tête, ses tresses ondulant autour d’elle. Je ne peux pas. Je ne sais pas comment. Je ne peux pas piloter un vaisseau stellaire… Et je ne peux pas quitter Sparks !

— Ce ne sera que pour quelques semaines !

Les mots avaient échappé à Elsevier exaspérée ; mais avant qu’elle puisse les rattraper, elle vit Moon relever brusquement la tête.

— C-combien de temps ?

— Environ un mois, aller.

Heure du bord. Et, pendant ce temps, plus de deux ans auraient passé sur Tiamat. Mais Elsevier ne le dit pas ; l’inspiration naquit de la nécessité.

— Seulement un mois dans un sens et dans l’autre, Moon. Si tu avais pris un navire marchand de Shotover à Escarboucle, tu aurais mis aussi longtemps. Aide-nous à passer la Porte, aide Cress… et si tu tiens encore à retourner quand nous serons à Kharemough, je te ramènerai, je te le promets.

— Mais comment pourrais-je ? Je ne sais pas piloter un vaisseau stellaire !

— Tu peux faire n’importe quoi, être n’importe quoi, répondre à toutes les questions sauf une. Tu es une sibylle, et il est temps que tu apprennes ce que ça veut dire, ma petite fille. Fais-moi confiance.

Les mots l’avaient étouffée quand elle s’était penchée pour déboucler le harnais de sécurité de Moon.

Un clac violent résonna dans le vaisseau et fit retomber Elsevier dans le présent.

— Silky ? Qu'est-ce que c’est que ça ? Quelque chose se balade…

Les contrepoids protecteurs du cocon l’avaient immobilisée. Elle ne pouvait libérer un doigt ni tourner la tête ; elle ne pouvait que regarder droit devant elle le cancer étincelant qui s’étalait sur l’écran.

— Montre.

Elle poussa un petit soupir de soulagement et de dépit en la voyant collée contre une double étoile, au bas de l’écran. Les images des étoiles étaient attirées vers le centre de l’image ; le trou noir portait une couronne étoilée, symbole de son pouvoir sur la lumière elle-même. Négligente ! Un objet plus important que sa montre, laissé libre, aurait pu percer un trou dans la carlingue…

— Cette montre était toute neuve ! J’ai supporté trop longtemps ces voyages. Seule, les années me pèsent trop. TJ était ma force, Silky… et il n’est plus là.

Elle perçut une faible vibration dans les fibres du vaisseau ; levant les yeux, elle ne vit plus le champ des étoiles mais uniquement le rougeoiement infernal illuminant leur chute dans le néant.

— Elle contrôle les stabilisateurs de champ, Silky, sinon nous ferions déjà des cabrioles. Je savais qu’elle pouvait nous maintenir !

Mais si cela lui détruit le cerveau ? Si quelque chose arrivait à la petite à cause de ça, elle ne se le pardonnerait jamais. Jamais. Durant les quelques jours que Moon avait passés avec eux, elle avait réaffirmé par sa présence toutes les choses auxquelles TJ avait toujours cru. Avec de la souplesse et de l’indépendance d’esprit, elle s’était remise du choc de sa brutale transplantation, elle avait commencé à chercher les possibilités propitiatoires qu’ils offraient. En combinaison de vol de couleur gaie, à la place de ses tristes vêtements tissés à la main, aucun étranger n’aurait pu la prendre pour une citoyenne de seconde classe de l’Hégémonie, jugée indigne de sa pleine part de connaissances. Mais la mécanique-sibylle d’une civilisation infiniment plus savante que la leur l’avait jugée et trouvée digne.

TJ avait toujours rêvé que tous les êtres intelligents aient un jour une chance égale de se réaliser. C’était pour cela qu’il s’était lancé dans la contrebande vers Tiamat, contre les protestations inutiles d’Elsevier qui lui disait qu’il se transformait en vulgaire fraudeur. « Il y a fraudeurs et fraudeurs, mon cœur », avait-il répondu en souriant. Et, déjà, elle savait qu’aucune protestation humaine n’aurait pu faire taire la voix intérieure qui le guidait… pas même la sienne.

L’Hégémonie empêchait le développement technologique de Tiamat au moyen de restrictions et d’embargos (Elsevier se rappelait encore ses sermons, dans leur petit appartement), maintenait la population à un niveau où les gens n’étaient que des enfants gâtés à qui l’on donnait des jouets sélectionnés que des parents-maîtres rendraient plus tard inoffensifs. Et tout cela pour cette précieuse horreur, l’eau de vie, qui séduisait les privilégiés et les puissants en leur faisant espérer une éternelle jeunesse.

Si une société technologique indépendante se développait à Tiamat, si on laissait la planète mûrir toute seule durant le siècle où elle était coupée de l’Hégémonie, qui sait ce que l’on trouverait au retour ? Un monde capable de lui tenir tête, qui ne convoiterait plus ses joujoux technologiques parce qu’il fabriquerait les siens, un monde qui préférerait garder son immortalité pour lui et qui en avait assez d’être exploité ? Ou un monde qui aurait fini par comprendre que sa propre exploitation des ondins était immorale… pis encore, qui se serait transformé en scorie radioactive, comme Caedw ? Tiamat possédait quelque chose qu’aucun autre monde ne pouvait offrir et qui était plus une malédiction qu’un bienfait.

C’était une situation que TJ trouvait intolérable. Elsevier, sachant qu’elle ne pourrait le retenir, l’avait accompagné, comme toujours, éternellement incapable de rien lui refuser. Et, comme toujours, elle s’était prise au jeu, au point qu’après sa mort, Silky et elle avaient poursuivi la croisade de TJ, la seule chose qui lui donnait une raison de vivre maintenant qu’elle ne l’avait plus, lui.

Et, maintenant, le hasard jetait dans ses bras cette petite Moon, comme pour lui prouver qu’elle n’avait pas vécu en vain, l’image même de l’enfant que TJ et elle n’avaient jamais eu. Il aurait été fier. Ce ne serait pas un fardeau d’être tutrice de la nouvelle vie de Moon, mais une joie…

Elsevier ressentit un vertige écœurant quand la force irrésistible de la marée cosmique aspira son corps immobile. Bien que tous les champs protecteurs fonctionnent, le vaisseau ne pouvait les protéger totalement. Elle leva les yeux vers le cœur incandescent des ténèbres. Ah, dieux, je ne suis pas prête ! C’est arrivé trop vite, ça dure trop longtemps… Au moins Moon était à l’abri de la chaleur et de la douleur, avec son esprit prisonnier quelque part au milieu de la galaxie… Je ne l’aurais pas fait, sans Cress… Ça ne serait pas arrivé, sans Cress… Ah, dieux, faites qu’il s’en sorte ! Il reposait toujours dans le prisme de secours ; ils n’avaient pas osé le transporter dans un endroit plus sûr. Mais le vaisseau et tout son équipement avaient été conçus pour supporter le passage ; alors il le supporterait aussi, sûrement… s’ils s’en tiraient tous.