Joan Vinge - La reine des neiges

Il s’inclina cérémonieusement devant Arienrhod, puis devant le garçon.

— Je suis venu. Nomme ton arme.

C’était la première fois qu’il n’avait pas le choix. Les yeux de la reine se posèrent sur lui quand il prononça les paroles rituelles, mais son regard n’avait rien de rassurant, ce n’était qu’une réaffirmation de cette froideur qu’elle manifestait depuis l’arrivée du garçon. Serait-elle encore coiffée de ce sale petit Étésien ? Croyait-elle réellement qu’il avait une chance ?

Starbuck serra les poings, soudain dérouté. Il était furieux contre elle. Elle ne s’en tirerait pas comme ça ! Il allait tuer ce morveux et, ensuite, elle le reprendrait dans son lit, qu’elle le veuille ou non. Il fit un effort pour se concentrer et emprisonner sa colère croissante dans une camisole de force.

— Eh bien, quel est ton choix ?

— Le vent.

Sparks sourit et fit un geste, en expliquant :

— Nous nous tiendrons là, sur le pont, et celui qui maîtrise les vents mieux que l’autre y sera encore quand ce sera fini.

Lentement, il tira la flûte de sa bourse et la tendit.

La voix de Starbuck se brisa sur un rire stupéfait. Ainsi, le gosse avait une imagination égale à son toupet… et à sa stupidité ! Avec leurs sifflets, les nobles pouvaient créer un espace calme autour d’eux, quand ils franchissaient le gouffre, mais ils ne pouvaient manipuler deux espaces à la fois. Avec sa propre boîte de contrôle, il savait produire des accords et des contrepoints qui le protégeraient et repousseraient les assauts. Si le morveux se croyait mieux équipé qu’un noble, avec sa misérable flûte en coquillage, alors il allait avoir la plus grande surprise de sa vie… et la dernière.

Arienrhod recula, sa cape tourbillonnant autour d’elle comme du brouillard, comme les panneaux translucides au-dessus du pont, les laissant tous deux face à face.

— Que le meilleur gagne.

Elle avait la figure parfaitement impassible.

Sans attendre que Sparks avance le premier, Starbuck passa devant lui et s’avança sur le pont. Il le traversa presque nonchalamment, ses doigts pressant la séquence mélodieuse des boutons à sa ceinture. Une fois, le vent l’effleura et il frémit mais personne ne le remarqua, il en était sûr. Il s’arrêta enfin, plus qu’à mi-chemin, et se retourna pour attendre, une main sur la hanche, l’autre à sa ceinture. Jamais il ne s’était immobilisé au-dessus de l’abîme ; les entrailles grondantes de la machinerie de la ville paraissaient infinies, au-dessous de lui, et le pont bien trop fragile. Il pressait automatiquement les boutons, gouvernait les fluctuations du vide qui l’entourait en prenant bien soin de ne pas regarder en bas.

Sparks porta sa flûte à ses lèvres et s’avança sur le pont ; la pureté cristalline des notes parvint nettement aux oreilles de Starbuck. Il vit avec étonnement que le truc marchait… la musique enveloppait le garçon comme un charme, il avançait dans un air calme, sans qu’aucun souffle n’agite ses cheveux flamboyants ou la soie de sa chemise verte. Il devait avoir passé beaucoup de temps à analyser cet endroit. Mais cela ne lui servirait pas à grand-chose.

Starbuck appuya sur un autre bouton quand Sparks eut dépassé le bord. Les panneaux translucides dansèrent ; le vent monta d’un coin inattendu et frappa comme un serpent le dos du garçon. Il chancela et tomba sur un genou, tout au bord du pont sans garde-fou ; mais pas un instant ses doigts ne lâchèrent la flûte et il repoussa adroitement le courant d’air en se rejetant en arrière et en se rétablissant d’un coup de reins. Puis il se remit en marche, la figure sombre de rage ; un torrent de sons aigus ruisselait devant lui, protégeant son avance, brouillant les feintes et les parades sonores de Starbuck.

Starbuck vacilla et parvint difficilement à garder son équilibre quand le vent le gifla à toute volée. Des larmes lui montèrent aux yeux, il cligna fébrilement des paupières, il essaya de voir alors qu’il aurait dû écouter. Le vent le surprit par-derrière et le jeta à terre. À quatre pattes, il retrouva ses commandes et stabilisa sa bulle d’air avec une adresse désespérée alors qu’il se remettait debout. Les panneaux à vent claquaient et battaient et Sparks passa de nouveau à l’attaque, avec un sombre sourire. Starbuck manqua perdre pied mais il réussit à riposter dans une cacophonie de notes heurtées. Il comprenait enfin que la lutte ne serait pas inégale… du moins pas de la manière qu’il avait imaginée. Il se dit qu’il n’avait pas accordé suffisamment d’attention à la musique de ce garçon pour se rendre compte de sa virtuosité, avec ce fichu coquillage. Il était capable de créer des harmoniques et ses doigts étaient si rapides que les notes devenaient des accords. Et il jouait son jeu comme s’il s’était préparé à l’affrontement avec toute l’habileté de son oreille de musicien et de son intelligence du technicien qu’il rêvait d’être.

Mais c’était un jeu de mort et, entre tous les arts que possédait Starbuck et que Sparks aurait pu choisir, la manipulation des vents était celui auquel il s’était le moins exercé. Il commença à transpirer ; pour la première fois, aussi loin qu’il se souvenait, il craignit pour sa vie. Le vent l’assaillit alors qu’il se croyait en sécurité. Il réagit violemment et le renvoya sur trois points différents ; il entendit l’exclamation de surprise de son adversaire alors qu’il était brusquement enveloppé et projeté en avant. Mais il resta sur le pont et reprit son équilibre avant qu’une autre rafale l’achève.

Starbuck jura tout bas. Il y avait trop de choix, aucun moyen de prévoir l’effet qu’aurait le mélange confus de leurs commandements sonores différents, même s’ils pouvaient se deviner. Il se ramassa sur lui-même et avança vers Sparks en concentrant toute sa pensée sur sa protection au lieu de l’assaut. Plus ils seraient près l’un de l’autre, moins le gamin pourrait se permettre de compromettre sa propre stabilité en créant autour d’eux des sautes de vent. Il se répétait que, si seulement il pouvait mettre la main sur cette flûte et la briser, alors il aurait une chance d’en finir…

Un violent direct glacé le jeta par terre, il s’étala sur le flanc en battant désespérément des bras, ses pieds dépassant d’un bord, sa tête et ses épaules de l’autre. Pendant une éternité, il regarda droit dans le puits noir sans fond, où luisaient faiblement les spirales des voyants des machines, comme le feu perdu au cœur d’une Porte Noire, il perçut l’odeur de la mer et sa lamentation. En cet instant, il resta immobile, en attente, les mains crispées sur le rebord du pont en dos-d’âne, hypnotisé par l’imminence de la mort.

Mais le dernier coup impalpable ne tomba pas, ni ne monta pour le faire passer par-dessus bord. Délivré de sa paralysie, il releva la tête et vit Sparks Marchalaube pétrifié comme lui, incapable d’aller à la curée.

Il se releva, sur le tablier d’un mètre de large, ne réagissant plus que par instinct. Environné d’un trou d’air protecteur, il se précipita et arriva presque à portée du garçon avant qu’il se secoue enfin et lui envoie une double rafale. Mais il la para aisément et, en même temps, il leva son pied botté de toute sa force pour frapper son adversaire à l’aine.

Sparks s’écroula avec un cri de bête blessée. La flûte restait dans sa main mais ne lui servait plus à rien, n’était pas un danger pour son rival… Starbuck recula lentement en savourant sa victoire, regrettant seulement que le morveux souffre trop pour se soucier de ce qui allait maintenant lui arriver. Starbuck se redressa pour regarder Arienrhod, toujours debout près du bord, très loin, comme un rêve insaisissable. Dans un instant, la route vers elle serait ouverte. Ses doigts dansèrent sur les boutons à sa ceinture. Arienrhod fit un geste imperceptible.