Joan Vinge - La reine des neiges

Deux notes discordantes entrèrent en collision. Suffoqué, Starbuck perdit pied quand le vent s’abattit sur lui. Pas le garçon… pas le garçon… lui ! Il tombait…

— Arienrhod !

Il hurla son nom, comme une malédiction, comme une prière, comme une accusation, tout en tombant. Et les échos le suivirent dans les ténèbres.

La Porte Noire occupait entièrement l’écran au centre de la paroi, un tourbillon flamboyant ressortant sur les ténèbres ambrées du lointain champ d’étoiles. Au cœur de cette multitude stellaire, il y avait eu jadis une surabondance d’épaves cosmiques pour assouvir la faim des trous noirs ; au fil des âges, elles avaient été consommées en majeure partie et le mortel excrément de la radiation gravifique du trou avait diminué. Mais il avait capturé l’étoile que les Tiamatains appelaient l’Étoile d’Été et la gardait prisonnière sur une courte longe, en siphonnant sa chromosphère. Les particules de poussière et de molécules montaient en dégageant leur potentiel d’énergie tandis qu’elles étaient aspirées et détruites… tout comme le vaisseau était aspiré…

Elsevier sentit la faim de la Porte l’attirer, sentit le premier picotement de sensation physique, le lent mouvement incontrôlable de son corps sans poids vers l’image du mur… sentit aussi la faim dans son esprit où elle sondait sa secrète terreur du démembrement. Le cocon élastique transparent qui l’entourait la repoussa doucement et la rassura.

Elle baissa les yeux sous ses pieds flottants, vers le centre de gravité du vaisseau où Moon était suspendue dans une autre chrysalide captant la lumière. Elle s’agitait, comme un papillon impatient de naître ; sa combinaison de vol rose vif brillait des reflets du pupitre de commande suspendu autour d’elle. Une couronne en résille d’argent planait, inutile, au-dessus de ses cheveux argentés, la couronne que Cress aurait dû porter, le casque symb des astrogateurs. Moon leva les yeux et vit Elsevier qui la regardait. La vieille femme observa dans le regard de la jeune fille un conflit d’émotions.

— Tu es prête, Moon ?

— Non…

Elsevier sursauta, craignant ce que leur causerait une soudaine révolte de la petite. Elle croyait l’avoir persuadée que le voyage n’était qu’un bref détour de leur chemin, pour aller trouver son cousin. Mais si elle refusait d’entamer un Transfert, maintenant…

— Je ne sais pas quoi faire. Je ne comprends rien. Je ne comprends pas comment…

Elsevier respira. C’était du doute qu’elle avait vu dans les yeux de Moon, pas du refus. Sa propre conscience coupable l’avait égarée.

— Tu n’en as pas besoin, Moon. Pour ça, laisse-moi faire. Fais-moi confiance. Je n’ai pas encore envie de rencontrer le Comptable. Programme simplement toutes les données comme je te l’ai montré.

Moon se tourna vers l’écran, sans un mot, sa crainte tempérée par la vague compréhension du terrifiant pouvoir de la Porte. Ils étaient au-dessus de son pôle de rotation, déjà pris dans le courant de son cœur gravifique noir, cette force si inexorable que la lumière elle-même ne pouvait s’en libérer. Ce trou, de vingt mille masses solaires, était assez grand pour qu’un vaisseau spécialement conçu tombe au-delà de l’horizon du conduit avant d’être déchiqueté par le raz de marée de forces agissant contre sa masse. Mais seul un astrogateur bien au courant de la physique des singularités et en connexion symbiotique avec les ordinateurs du bord, pouvait maintenir l’équilibre critique de ses stabilisateurs. Seul un astrogateur – ou une enfant ignorante d’une planète attardée dont l’esprit était déjà en symbiose avec la plus formidable banque de données de l’espace connu et du temps.

— Vous voulez que je commence le Transfert ? Elsevier…

Moon leva de nouveau les yeux, l’air résolu. Elsevier respira profondément, pour retarder l’inévitable. Mais l’instant inévitable était déjà passé et maintenant, elle devait parler.

— Oui, Moon. Garde les yeux sur l’écran et commence le Transfert.

Et que les dieux me pardonnent comme ils te protègent, mon enfant. Parce que tu ne reverras jamais ton monde. Moon ferma les yeux, un instant, comme si elle priait sa déesse, puis elle les fixa sur le tourbillon scintillant.

— Input…

Elsevier pressa un bouton à la télécommande de sa ceinture au moment où le corps mince de la jeune fille frémissait en entrant en transe ; les données concernant leur entrée passèrent rapidement à travers l’image de l’écran et disparurent. Si elle avait raison – et elle ne pouvait se permettre une erreur – ça devrait suffire pour commencer la programmation nécessaire dans le système de pilotage. Sans les implants d’astrogateur, aucun être humain ne pouvait utiliser pleinement les circuits symb de l’ordinateur de bord, mais le Transfert de la sibylle fournirait les renseignements que les ordinateurs ne pouvaient donner.

— Y est ? Fille a mal ?

La voix de Silky, parlant un mauvais sandhi, lui parvint dans un chuchotement sifflant, dans le silence du poste de commande.

— Comment veux-tu que je le sache ? répliqua-t-elle, rendue hargneuse par le doute.

Elle le regarda, les sourcils froncés. Son corps amphibie luisait, à travers son cocon, son aspect soyeux provoqué par l’huile antidéshydratation. Il paraissait singulièrement troublé ; elle pensa soudain qu’il devait se sentir en sympathie avec cette jeune innocente arrachée au monde qu’elle connaissait, à la merci de traîtres étrangers.

— Elle peut mourir ?

— Silky, nom des dieux ! jura Elsevier et elle se mordit la lèvre, en se tournant vers le maléfice en expansion de la Porte. Tu sais que je ne peux pas répondre… mais tu sais que je ne l’aurais pas fait si je pensais qu’elle courait ce risque. Tu le sais, Silky… Mais quel choix avions-nous ? Il fallait bien essayer. Je lui ai dit que ce serait une longue transe, elle l’a acceptée.

— Elle trop jeune. Elle pas savoir. Tu lui mens, dit-il, plus près des reproches qu’il ne l’avait jamais été.

— Je lui revaudrai ça, marmonna Elsevier en fermant les yeux. Je veillerai à ce qu’elle ait tout ce qu’il faut pour être heureuse sur Kharemough.

Elle les rouvrit et regarda de nouveau Moon, dont le corps vêtu de rose était inerte, mollement appuyé contre les parois du cocon. N’y avait-il vraiment que six jours tau qu’ils avaient fait ce maudit atterrissage à Tiamat, qu’ils avaient battu précipitamment en retraite vers leur vaisseau sans rien d’autre que Cress entre la vie et la mort et, à sa place, une étrangère en transe ?

Et le temps pressait, la police allait les chercher dans tout l’espace de Tiamat, ils ne pouvaient courir le risque d’être pris avec une citoyenne kidnappée à bord. La petite voulait retourner chez elle… mais il n’y avait aucun moyen de la renvoyer. Cress devait aller à l’hôpital et les seuls capables de le sauver étaient sur Kharemough, au-delà de la Porte.

Mais seul Cress pouvait la leur faire franchir.

C’était là qu’elle s’était souvenue que Moon était une sibylle ; une fois, TJ lui avait parlé d’une sibylle qu’il avait vue, qui était entrée en transe et avait fait marcher un polarisateur de champ pour sauver cinq personnes, lors d’un accident industriel. Cette sibylle ignorait tout de la machinerie sophistiquée ; alors peu importait que celle-ci sache à peine ce qu’était une machine. Elle n’était qu’un réceptacle, comme elle disait ; et son devoir était de servir tous ceux qui avaient besoin d’elle… elle pouvait leur faire passer la Porte, sains et saufs.

Mais quand Elsevier avait tenté de l’expliquer à Moon, elle s’était heurtée à une barrière aussi infranchissable que la Porte. Moon restait fermement attachée sur son siège à bord du LB et refusait de mettre le pied à l’intérieur du grand vaisseau.