Joan Vinge - La reine des neiges

Curieusement, il ne s’adressait plus à la reine mais à la seule personne qui comprenait sa perte.

— Je t’aurais parlé. Je le fais maintenant. Mais je voulais savoir quel genre d’amant ma… ma parente choisirait entre tous les hommes. Je voulais d’abord te connaître. Et j’approuve son choix, de tout cœur.

La main se resserra un instant et retomba ; d’un geste irrité, elle repoussa une mèche sur son front, ce qui en libéra d’autres. Sparks ne l’avait jamais vue ainsi, lasse, troublée et déçue. Si femme, si semblable à lui… semblable à Moon…

— Maintenant, je ne connaîtrai jamais Moon, Sparks. Je n’ai que toi pour me parler d’elle, pour me la rappeler. Dis-moi ce que tu te rappelles le mieux, ce que tu ressens de plus profond pour elle. Qu’aimait-elle… qu’aimais-tu chez elle plus que le reste ? Dis-moi combien tu l’aimais…

La nuit de feu et de vent lui revint à la mémoire, avec mille autres images de Moon en surimpression : la petite fille tournoyant, les bras écartés, sur une plage étincelante ; l’adolescente emmitouflée halant à côté de lui un plein filet de poissons brillants sur un pont gelé ; et l’amante, chuchotant des mots tendres, chaude sur son cœur.

— Je ne peux pas. Je ne peux pais vous parler d’elle… Maintenant qu’elle n’est plus là, murmura-t-il, la voix brisée.

— Oui, elle est partie, Sparks.

Arienrhod ôta son diadème, secoua ses cheveux qui tombèrent en cascade sur ses épaules et dans son dos, sur les couleurs de nuage de sa robe simple.

— Mais tu ne l’as pas perdue. Si tu ne le veux pas… Nous nous ressemblons beaucoup, elle et moi, n’est-ce pas ?

Il la regarda, contempla la chute de cheveux ivoire, le mince corps juvénile, l’étoffe soyeuse drapée sur de petits seins haut placés… les lèvres, les yeux de mousse et d’agate qui posaient une question, le visage qui répondait.

— Oui.

— Alors, laisse-moi être Moon pour toi.

Elle lui écarta une mèche sur le front, d’un geste qui ranima de nostalgiques souvenirs ; il sentit son cœur battre plus vite. Il croyait entendre la voix de la Mer mais ne savait si elle le bénissait ou le maudissait, et cela lui était égal. Il brûlait et la Mer elle-même ne pouvait éteindre la flamme de son désir. Il tendit les mains vers elle, pour la première fois, caressa son épaule nue et la fraîcheur de son bras.

Avidement, elle l’attira sur le lit à côté d’elle, en guidant ses mains.

— Montre-moi combien tu l’aimais…

Allongé, les yeux fermés, Sparks absorbait les messages de ses autres sens, aiguisés par la lourdeur de son corps las. Il respira la chaude odeur musquée d’Arienrhod à côté de lui, sentit la douce pression de son corps contre lui. Elle ne sentait pas la mer mais les coûteux parfums importés et, pourtant, il percevait en elle la présence de la Mer ; elle était l’incarnation de la Dame, vêtue d’écume, couronnée d’un vol d’oiseaux de mer, ses lèvres étaient roses comme l’aurore, rouges comme le sang… des lèvres qui l’attendaient depuis des siècles. Il écouta le rythme de sa respiration paisible et ouvrit les yeux pour la contempler. Elle souriait dans son demi-sommeil… elle aurait pu être celle qu’il avait nommée à l’instant où il s’était abandonné…

La stupéfaction lui serra la gorge à l’idée qu’il était couché à côté de la Reine d’Hiver mais une profonde tendresse l’envahissait. De tout son cœur, il voulait lui donner l’amour, la loyauté, la vie qu’il avait voués à son double perdu.

— Arienrhod… souffla-t-il à son oreille. Arienrhod, je veux être le seul pour toi, ne faire qu’un avec toi.

Elle ouvrit alors les yeux et le contempla d’un air de tendre reproche.

— Non. Non, mon amour.

— Pourquoi ? protesta-t-il en la serrant dans ses bras. J’étais le seul pour Moon. Laisse-moi être le seul pour toi. Je ne suis pas qu’un poisson parmi les autres dans le filet. Je ne veux pas te partager avec une centaine d’autres.

— Mais tu dois me partager, Sparks. Je suis la reine, je suis le pouvoir. Rien ne m’impose de limites, nul ne me commande, je ne le permettrai pas, parce que cela affaiblit ma puissance. Jamais il n’y aura qu’un seul être, homme ou femme. Parce que je suis l’Unique. Mais il n’y en aura jamais un autre comme toi…

Elle l’embrassa légèrement sur le front et sa main se referma sur la médaille d’extramonde reposant sur sa poitrine.

— Mon enfant des étoiles…

Il frissonna.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Elle m’appelait comme ça.

Il se souleva sur un coude et la regarda sourire.

— Si je ne peux pas être le seul, alors je veux être le seul qui compte pour toi.

Dans sa pensée, il voyait la silhouette vêtue de noir, moqueuse, qui se tenait toujours à la droite de la reine, qui le harcelait et l’insultait à chaque occasion, avec une joie mauvaise attisée par la plus amère des jalousies.

— Je veux défier Starbuck.

— Starbuck ? s’exclama Arienrhod avec une franche surprise puis elle éclata de rire. Mon amour, tu es trop nouveau ici pour comprendre ce que tu dis. Et tu es bien trop jeune et vivant pour tout rejeter. Parce que c’est cela que tu ferais si tu défiais Starbuck. Le geste me flatte, mais je l’interdis. Crois-moi quand je te dis qu’il ne compte pour rien dans mon cœur. Depuis la première nuit de Festival, quand j’ai mis le casque de la Reine d’Hiver… il y a si longtemps… (son expression changea, elle ne le voyait plus) il n’y a eu personne dans mon lit, ni dans ma vie, qui m’ait fait regretter le temps où je n’étais qu’Arienrhod, où je vivais dans un monde ignorant mais libre, où les souhaits et les rêves avaient une signification parce qu’ils se réalisaient toujours. Tu me fais rêver d’une innocence perdue… tu me fais rêver. Tu n’as pas besoin de faire ou d’être autre chose pour que je t’aime, et veuille te préserver de tout mal. Starbuck pourrait te tuer avec n’importe quelle arme de ton choix, y compris les mains nues. Et, d’ailleurs, Starbuck doit être un extramondien, il doit avoir les connaissances et les relations, parmi les siens, pour m’aider à les tenir en respect.

— Je suis assez extramondien, riposta Sparks en montrant sa médaille, en la faisant tourner en l’air au-dessus d’elle, au bout de la chaîne. Et je fais suffisamment partie de ce monde pour les haïr autant que toi. J’ai écouté et observé, j’ai beaucoup appris sur la cour et aussi sur la ville, et comment les extramondiens s’en servent. Et ce que je ne sais pas, tu peux me l’apprendre… (Il sourit, d’un sourire que Moon aurait compris.) Je sais la seule chose que j’ai besoin de savoir, même si tu ne me crois pas… comment défier Starbuck et être vainqueur.

Il cessa de sourire. Arienrhod l’examina en silence, le mesura et le soupesa des yeux. Il crut voir une ombre passer sur son visage avant qu’elle hoche la tête.

— Eh bien, défie-le. Mais si tu fais cela et si tu échoues, je te traiterai de petit fanfaron vaniteux et je ferai l’amour avec lui sur ta tombe.

Elle saisit la médaille et la chaîne et attira Sparks sur elle. Il lui prit de nouveau les lèvres, avec violence.

— Je n’écouterai pas. Et si je ne peux pas être ton seul amant, je serai le meilleur !

C’était le matin du grand jour. Starbuck se préparait lentement, délibérément, dans la pièce la plus reculée de son appartement privé ; chaque mouvement précis le rassurait, à chaque petite décision, il était certain de sa maîtrise absolue. Il portait la combinaison de sa tenue de chasse, au lieu de son élégant et funèbre costume de courtisan, afin d’être à l’aise et d’avoir la liberté de ses mouvements. Il enfila avec soin ses gants de cuir noir et se coiffa de son heaume. L’idée lui vint que c’était peut-être la dernière fois qu’il porterait le masque ou accomplirait le rite et ses muscles se crispèrent. Mais il chassa dédaigneusement cette pensée… comme il allait se débarrasser de Sparks Marchalaube.