Joan Vinge - La reine des neiges

— Non !

Arienrhod se pencha en avant, lâchant ce cri du cœur sans pouvoir le retenir. Partie… Partie ? Elle se détendit, puis elle se radossa avec grâce en sentant trois paires d’yeux posés sur elle. Ceux de l’inspecteur avaient une expression calculatrice ; la reine comprit qu’elle avait dû remarquer la stupéfiante ressemblance. Mais Pala-Thion les abaissa de nouveau, comme si elle était incapable d’aller jusqu’à l’aboutissement logique de son soupçon.

— Connais-tu le nom de cette fille ? J’ai des raisons de croire qu’elle serait peut-être une… une parente.

Et que Pala-Thion pense de cela ce qu’elle voulait !

— Elle s’appelle Moon Marchalaube, Majesté.

Comme Arienrhod s’y attendait, elle maîtrisa sa réaction, cette fois, malgré l’émotion qui l’envahissait. Mais, à ses pieds, le jeune garçon, entendant le nom et comprenant enfin, laissa tomber sa flûte. Elle roula de la marche sur le tapis, jusqu’aux pieds de Jerusha, sans aucun bruit, sans rompre le silence de la salle. Pala-Thion regarda le jeune homme pendant un long moment, avant de relever la tête.

— Je suis navrée, Majesté, dit-elle en jetant de nouveau un coup d’œil à Sparks, comme si elle venait de comprendre qu’il y avait un lien entre eux. Je crois que personne ne voulait que les choses se passent ainsi.

Pas aussi navrée que moi. Arienrhod fit tourner une bague autour de son pouce. Et pas aussi navrée que tu le seras, extramondienne !

— Tu peux disposer, inspecteur.

Jerusha s’inclina très bas et repartit d’un pas rapide vers la Salle des Vents, sa cape rouge volant derrière elle. Les mains d’Arienrhod se crispèrent, tremblantes. Sparks se leva, ramassa sa flûte et hésita, désorienté, éperdu de chagrin.

— Majesté, je… Puis-je partir ?

Ses yeux verts étaient baissés, sa voix s’entendait à peine.

— Oui, va. Je t’appellerai quand j’aurai besoin de toi.

Arienrhod leva une main. Sparks quitta le trône sans la génuflexion d’usage. Elle le regarda qui partait en l’oubliant déjà, ses cheveux comme un sang neuf dans la blancheur de la salle, comme une bête blessée cherchant un trou pour se cacher, douloureuse, abandonnée, vulnérable… magnifique.

Depuis qu’il était là, elle sentait se réveiller quelque chose en elle. Un renouveau de jeunesse, de désir… Mais pas le désir qu’elle avait éprouvé pour Starbuck, ni pour aucun de ses centaines d’autres amants, pour cette chair sans âme empressée d’assouvir les besoins insatiables du pouvoir. Quand elle considérait Sparks Marchalaube, oui, elle rêvait d’avoir ce corps mince et souple à côté d’elle dans le lit, de le caresser, de le sentir contre elle. Mais, si elle le regardait, elle voyait aussi sa figure, la fraîcheur de son émerveillement, l’innocence de sa gratitude… ces choses qu’elle méprisait chez les autres et qu’elle s’était refusées pendant le long règne d’Hiver. Il était le bien-aimé de Moon – son alter ego, son « autre », la fille de son esprit – et, mi-homme, mi-garçon, sa présence soufflait sur les braises éteintes de son enfance oubliée et faisait naître une douce chaleur dans les froids corridors de son âme.

Mais il n’avait pas réagi quand elle lui avait fait comprendre subtilement, puis moins subtilement, qu’elle le désirait. Il avait battu en retraite, en marmonnant, l’air peureux, derrière la protection de son serment à l’« autre ». Et il y restait, résistant comme le roc à toute tentation, tandis que le dépit inattendu allumait un brasier dans le cœur et le corps de la reine. Mais à présent… À présent qu’ils avaient tous deux perdu leur avenir… Elle tenta de le faire retourner, par la force de sa volonté, de l’obliger à la regarder.

Il s’arrêta, solitaire au milieu d’un champ de neige, et tourna la tête. Il avait une expression tragique tandis qu’elle le retenait avec son regard en pensant : Nous l’avons perdue tous les deux…

Enfin, il se détourna et repartit vers l’escalier en spirale montant aux niveaux supérieurs.

— Maintenant que tu as perdu le poisson, tu jetteras peut-être l’appât.

Elle pivota pour regarder Starbuck, percevant l’envie qui s’insinuait dans sa voix chaque fois qu’il parlait du garçon.

— Débarrasse-toi de cette lavette d’Étésien et de son fichu sifflet, Arienrhod. Il me donne envie de vomir. Rejette-le à la ruelle où tu l’as trouvé, avant que je…

— Avant que tu… Quoi, Starbuck ? Tu me donnes des ordres, à présent ?

Elle se pencha vers lui, en levant son sceptre. Il eut un léger mouvement de recul et baissa les yeux.

— Non. Je te le demandais, Arienrhod. C’était une simple prière. Débarrasse-toi de lui. Tu n’en as pas besoin, maintenant que la fille…

Elle abattit violemment le sceptre sur la main posée sur l’accoudoir du trône ; il poussa un petit cri de douleur.

— Je t’ai dit de ne jamais en parler !

Elle mit une main sur ses yeux, pour ne plus le voir. Elle avait perdu la partie, perdu ! Son plan, son avenir, tout avait disparu dans cet unique coup du sort. Des neuf graines qu’elle avait pu planter, une seule fleur parfaite s’était épanouie… et maintenant elle avait disparu. À cause de l’incompétence touche-à-tout de ces mêmes extramondiens dont elle espérait briser le cycle de tyrannie. S’ils avaient su ce qu’elle projetait, ils n’auraient pu réduire plus efficacement ses plans à néant. Et maintenant… que faire ? Il faudrait recommencer, trouver un nouveau plan, moins subtil, moins fragile… et aussi plus dangereux pour elle. Mais il faudrait aussi du temps, pour calculer les possibilités…

Et, en attendant, elle se vengerait sur les responsables. Oui, c’était possible.

— Lioux-Sked. Je veux qu’il me paie ça, je veux que les Bleus en souffrent. Je veux qu’on s’occupe de lui, qu’on m’en débarrasse.

— Tu veux faire tuer le commandant de la police, à cause de ça ? s’écria Starbuck avec stupeur.

Elle secoua la tête, en jouant avec ses bagues.

— Non. C’est trop facile. Je veux le ruiner. Je veux qu’il soit totalement humilié, je veux qu’il perde tout, sa position, le respect de ses amis, son respect pour lui-même. Je veux que la police soit déshonorée. Tu connais le genre de personnes qui peuvent lui faire ça. Va dans le Dédale et arrange cette affaire.

Les yeux sombres de Starbuck remplirent les fentes dans la noirceur de son masque, brillant de curiosité.

— Pourquoi, Arienrhod ? Pourquoi tout cela à cause d’une gamine étésienne que tu n’as jamais vue ? D’abord le garçon pour l’attirer ici, et maintenant ces mesures, parce qu’elle a été enlevée… Au nom des sept niveaux de l’enfer, que peut-elle bien être pour toi ?

— Elle est pour moi… Elle était pour moi quelque chose que je ne pourrais jamais t’expliquer, même si je le voulais.

Elle lui avait simplement donné le squelette de l’affaire, pas la chair, quand sa jalousie du jeune flûtiste avait commencé à le rendre insupportable. Tant qu’il était certain qu’elle ne s’intéressait que superficiellement à d’autres amants, il était tranquille ; mais Sparks était quelque chose de plus et elle n’était pas la seule à le comprendre. Elle n’aimait pas le côté possessif de Starbuck mais, comme toutes ses autres faiblesses, cela avait son utilité. Elle lui avait donc révélé l’existence de la jeune fille, mais pas les raisons de son intérêt.

— Puisqu’elle a disparu, tu n’as pas besoin de savoir qui elle était, d’ailleurs. Oublie-la.

Comme je le dois…

— Et le garçon ? demanda-t-il, maussade.