Joan Vinge - La reine des neiges

Moon sauta sur la rampe, descendit, empoigna la manche du parka de Cress et le hissa à travers la trappe. La rampe se télescopa et remonta, la porte se ferma dans un chuintement douloureux aux oreilles. Cress se cramponna au montant de la porte intérieure quand Moon trouva son équilibre et le lâcha. Elle avait toujours la main à demi paralysée ; elle la regarda et poussa un petit cri de stupeur en la voyant couverte de sang.

— Cress, va à l’avant et…

Elsevier s’interrompit en voyant Cress s’écrouler. Moon aperçut alors la tache rouge sur le parka et comprit que ce sang n’était pas le sien.

— Ah ! mes dieux, Cress !

— Que s’est-il passé ? demanda Moon en se jetant à genoux et en tendant les mains vers lui.

Il repoussa sa main rougie.

— Non !

Elle vit alors le manche de son propre couteau à écailler saillir de la poche au centre de la tache qui s’étalait.

— N’y touchez… pas… Ça jaillirait… Elsevier ?

Moon retomba sur ses talons, croisa les mains.

— Cress, comment c’est arrivé ?

Elsevier s’assit par terre à côté de lui, posa une main contre sa joue et Silky apparut à la porte derrière elle. Cress tenta de rire. Il était blême.

— J’aurais dû laisser sa dague à la jeune maîtresse… tombé sur la foutue lame, en courant. Mets-moi dans le congélateur, Elsie… J’ai… J’ai mal…

Il fit un effort pour se relever, serra les dents et gémit quand on l’aida à se mettre debout.

— Silky, prends les commandes !

Silky passa devant tandis qu’elles soutenaient Cress jusqu’à la cabine et l’allongeaient sur une couchette dans l’espace étroit.

— Cette idée de mettre son couteau dans ta poche ! Mon pauvre chéri, c’est incroyablement stupide, tu sais.

Elsevier se baisa le bout des doigts et les posa légèrement sur les yeux de Cress.

— Je suis un astrogateur, pas… pas un tueur à gages. Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ?

Il toussa ; un filet de sang coula du coin de sa bouche sur sa joue, vers son oreille. Elsevier recula et un cône de matière transparente fumée s’abaissa sur la couchette, en cachant le blessé.

— Dors bien, murmura-t-elle comme une bénédiction mais elle secoua la tête, en réponse à la question muette de Moon. Non. Ça va le maintenir en vie jusqu’à ce que nous puissions le faire soigner. Si jamais nous pouvons sortir de cette atmosphère avant que ces Bleus appellent sur nous la colère des cieux. Va t’attacher, ma petite fille, l’accélération risque d’être pénible, la première fois.

Elsevier alla s’installer dans un siège capitonné, devant un tableau de commande. La créature était assise dans un second fauteuil, ses tentacules posés au-dessus d’un panneau de voyants. Devant eux, un hublot au verre épais offrait une autre vue de la cour. Moon prit le troisième siège moulé et boucla son harnais. Silky posa une question gutturale.

— Quoi, qu’est-ce que je vais faire ? répliqua sèchement Elsevier. Nous ne pouvons pas l’abandonner à la police, une sibylle ! Pas après qu’elle s’est battue pour me sauver, tu sais ce qu’ils feraient… Décolle !

Moon se pencha en avant, l’oreille tendue, et fut violemment repoussée contre le dossier par le déferlement d’une vague invisible. La surprise lui arracha un cri puis elle eut la respiration coupée par une pression croissante qui chassait l’air hors de ses poumons. Elle se débattit comme une personne qui se noie et sans plus de succès ; finalement, elle se laissa aller contre le siège rembourré, incapable de croire à ce qui lui arrivait. Entre les deux sièges avant, elle ne voyait plus du tout la cour ni le sol, rien que des étoiles. Soudain, la lune tomba comme une pierre derrière le hublot et disparut. Elle ferma les yeux et se sentit aspirée dans un tourbillon de cauchemar, noir et sans fond.

Mais parmi les eaux tumultueuses de sa sombre panique, elle retrouva le souvenir d’autres ténèbres, plus totales, plus absolues que ce qu’elle connaîtrait jamais, le cœur noir du Transfert. Le Transfert… C’était la même chose. Elle se cramponna à cette ancre et, lentement, le poids rassurant de la familiarité chassa la peur. Elle concentra sa pensée sur les rythmes disciplinés de l’esprit et du corps qui maintenaient le fil ténu de sa raison attaché à la réalité et, peu à peu, elle s’appliqua à endurer l’épreuve.

Elle rouvrit les yeux, vit que les étoiles étaient toujours là dehors, tourna la tête pour regarder par-dessus le panneau de voyants et de cadrans clignotant à côté d’elle. Vaguement, elle perçut la voix d’Elsevier, tendue, presque inaudible, et les réponses de la créature, toutes aussi inintelligibles les unes que les autres.

— … Vérification. Pas encore de signaux de poursuite. Espérons qu’ils n’avaient pas de relayeurs… le temps qu’ils appellent, nous serons peut-être à l’abri… Est-ce que les écrans sont au vert ?

Silky répondit, dans sa langue étrangère incompréhensible.

— Je l’espère aussi… mais tiens-toi prêt à changer de vitesse.

(Réponse.)

— Affirmatif, nous sommes amortis. D’ailleurs, ils cherchent des contrebandiers faisant route vers l’intérieur… Ils ne regardent pas assez derrière eux… Pourvu que ça dure.

(Réponse.) Un faible rire.

— Bien sûr… Temps écoulé ?

Moon referma les yeux, rassurée, et se laissa emporter. Ils volaient dans cette cabine de métal, elle ne savait comment, mais cela ne ressemblait en rien à son vol avec Ngenet. Elle se demanda pourquoi et comment, se demanda vaguement si c’était ainsi dans un vaisseau aérien d’extramonde… Ses yeux s’ouvrirent brusquement.

— Elsevier !

— Oui… Ça va, Moon ?

— Que faisons-nous ? Où allons-nous ?

— Nous partons… Temps écoulé ?

(Réponse.)

— Hors du puits ! (Un petit rire triomphant.) Réduis l’énergie… autant économiser ce qui nous reste pour le rendez-vous.

L’étau se desserra autour de Moon, la pression cessa aussi vite qu’elle avait commencé. Elle s’étira avec soulagement. Délivrée du poids écrasant, elle avait l’impression de ne rien peser, de s’élever comme une bulle dans la mer, de se soulever de son siège capitonné contre les courroies qui la retenaient. Affolée, elle baissa les yeux et ses mains se crispèrent sur le harnais.

— Aaaah, Silky, je me fais trop vieille pour ça. Ce n’est pas une façon de gagner sa vie, pour une personne civilisée.

(Réponse.)

— Naturellement, c’est le principe de la chose. Tu ne crois pas que j’aurais poursuivi l’œuvre de TJ pour de l’argent ? Et certainement pas pour l’amour de l’art ! Et d’abord, il n’y aura plus de voyages. Nous ne tirerons pas un traître cavvie de celui-là, nous avons encore toutes les marchandises à bord… Ah ! pauvre Miroe ! Les dieux savent ce qu’il est devenu ! (Le déclic d’une fermeture ; Moon vit se dresser la tête argentée d’Elsévier au-dessus du dossier, devant elle.) Mais nous ne le saurons jamais, à présent, dit-elle en se retournant. Moon, es-tu…

— N’ayez pas peur ! dit Moon en levant des yeux émerveillés. C’est la présence de la Dame. La cabine est pleine de la Mer, c’est pourquoi nous flottons… C’est un miracle.

Elsevier lui sourit un peu tristement.

— Non, mon enfant, seulement une absence de miracle. Nous sommes hors de portée de ta déesse, hors d’atteinte de ton monde… Il n’y a simplement plus de gravité, aussi loin, pour te maintenir assise. Viens à l’avant, tu comprendras ce que je veux dire.

Moon se détacha en hésitant et se repoussa du siège.

Elsevier se précipita et l’attrapa par la jambe avant qu’elle aille s’écraser contre le cône semblable à celui qui protégeait Cress, suspendu au-dessus de sa couchette verticale.