Il l’empoigna par le bras et la traîna sur les pavés, de l’autre côté du quai.
— Où allons-nous ? Attendez !
Moon chancelait derrière lui, en proie à une rage impuissante, alors qu’il marchait à grands pas vers la première rue transversale. Elle vit une lumière apparaître au sommet d’une mince perche, puis une autre et encore une, devant eux, d’immenses bougies sans flamme.
— Je ne comprends pas, murmura-t-elle. Croyez-vous en la Dame ?
— Non, mais je crois en vous, bougonna-t-il en la poussant sur le trottoir.
— Vous êtes extramondien !
— Parfaitement.
— Mais je croyais…
— Ne parlez pas, marchez. Ça n’a rien de bizarre.
Il lâcha son bras et elle marcha à côté de lui.
— Vous n’avez donc pas peur de moi ?
Il secoua la tête.
— Tâchez simplement de ne pas tomber et de ne pas vous couronner le genou, ça pourrait m’inquiéter un peu.
Elle le regarda sans comprendre. Derrière eux, un autre engin aérien, portant l’insigne de la police hégémonienne, descendit vers une aire d’atterrissage sur le quai. Mais Ngenet ne se retourna pas et ne le vit donc pas se poser à côté du sien.
— Où allons-nous ? demanda Moon en manœuvrant autour d’un groupe de matelots avinés.
— Voir une amie.
— Une dame ? Est-ce qu’elle ne sera pas…
— Il s’agit d’affaires, pas de plaisir. Et occupez-vous des vôtres quand nous serons là-bas.
Moon haussa les épaules et enfonça ses mains engourdies dans les poches de son pantalon. Leur haleine se voyait, maintenant que la température baissait avec le soleil. Avec curiosité, elle regarda la diversité des façades, des maisons à un ou deux étages, plus de bâtiments qu’elle n’avait jamais vus réunis en un même lieu, mais tous massifs et assez familiers. De la pierre et du bois assemblés au mortier et, par endroits, un mur construit en une espèce de boue séchée qui ne devait pas en être, pensa Moon. Mille sons exotiques assaillaient les oreilles alors qu’ils passaient devant des tavernes.
— Mais comment ont-ils su ce que j’étais, si vous ne l’avez pas deviné, Ngenet ?
— Appelez-moi Miroe. Je ne crois pas qu’ils le savaient. À mon avis, ils ont simplement remarqué que j’étais plus grand, plus fort et beaucoup moins ivre qu’eux.
— Hum…
Songeuse, Moon porta la main à son couteau à écailler, à sa ceinture ; les muscles de son dos se détendirent, peu à peu, quand elle comprit que les yeux des passants ne la suivaient pas trop et ne s’attardaient pas sur elle.
Ngenet tourna dans une rue étroite. Enfin ils s’arrêtèrent devant une petite taverne isolée. Des arcs-en-ciel luisaient sur les pavés, sous les fenêtres aux carreaux multicolores ; au-dessus de la porte, une enseigne à la peinture écaillée annonçait Auberge des Noirs Desseins. Ngenet grogna.
— Elsie a toujours eu un drôle de sens de l’humour.
Moon remarqua un écriteau, Fermé, mais Ngenet tira sur le loquet, la porte s’ouvrit et ils entrèrent.
— Hé ! C’est fermé !
Une énorme femme-ballon, qui versait de la bière dans une chope au comptoir les foudroya du regard.
— Je cherche Elsevier, dit Ngenet en avançant dans la lumière.
La femme posa la chope et le regarda en clignant des yeux.
— Ah oui… Je comprends. Qu’est-ce qui t’a retardé ?
— Des ennuis de moteur. Est-ce qu’elle a attendu ?
— Elle est encore en ville, si c’est ce que tu veux dire. Mais elle est sortie chercher d’autres… arrangements, au cas où tu ne viendrais pas.
Les petits yeux porcins de l’aubergiste découvrirent Moon et elle fronça les sourcils. Ngenet jura.
— La garce ! Elle sait qu’on peut compter sur moi !
— Mais elle ne savait pas si, peut-être, tu n’avais pas été définitivement retardé, si tu me comprends. Qui c’est, celle-là ?
— Une stoppeuse, répliqua Ngenet et il reprit Moon par le bras pour la faire avancer. Elle ne nous fera pas d’ennuis. Pas vrai ?
Moon le regarda.
— Moi ?
Elle secoua la tête, en surprenant une ombre de sourire.
— Je vais ressortir chercher mon amie. Vous pouvez attendre mon retour ici, dit-il en désignant du menton la salle pleine de tables. Et puis, ensuite, nous parlerons peut-être d’Escarboucle.
— Bon.
Elle choisit une table près de la cheminée et alla s’y asseoir. Ngenet retourna vers la porte.
— Tu sais où chercher ? lui cria la grosse femme. Demande du côté du Club.
— C’est ce que je vais faire.
Il sortit et Moon, mal à l’aise, resta silencieuse sous le regard soupçonneux de l’aubergiste, en passant ses doigts sur les cicatrices de la table. Enfin, la femme haussa les épaules, s’essuya les mains sur son tablier, alla chercher le verre de bière et le porta à la table. Moon recula légèrement en le voyant descendre devant elle, de la mousse ruisselant sur le bois marqué de ronds. L’aubergiste repartit en se dandinant, sans un mot, tripota une espèce de boîte noire derrière le comptoir. Brusquement, quelqu’un se mit à chanter, au milieu d’une chanson, au milieu d’un mot, un air de ce même rythme strident que Moon avait entendu dans les rues.
Elle sursauta et regarda derrière elle mais la salle était toujours aussi vide. Plus vide car l’aubergiste disparaissait dans l’escalier en emportant une autre chope de bière. Le regard de Moon revint vers la boîte noire. Elle eut soudain la vision amusante de cette boîte bourrée de musique, comme un tonneau ou un sac de farine. Elle goûta sa bière et grimaça ; de la bière de goémon, aigre, mal brassée. Posant la chope, elle ôta son ciré. Dans la cheminée, un seul bloc de métal luisait de rouge, comme une barre de fer sur l’enclume d’un forgeron. Elle pivota sur sa chaise et caressa du bout des doigts les têtes d’animaux ornant le dossier, tout en absorbant la chaleur et la musique. Son pied se mit à battre la mesure tandis qu’une espèce d’agréable contrainte animait son corps. L’harmonie était compliquée, le volume bruyant, la cadence accélérée et les voix prononçaient des paroles inintelligibles. Cela ne ressemblait en rien à la musique de la flûte de Sparks… mais cela vous prenait, vaguement parent de la chanson secrète dans le lieu du Choix.
Elle ferma les yeux et but quelques gorgées, laissa son esprit trier le souvenir de tout ce qui avait été si bien entre elle et Sparks et qui était devenu mauvais, en écoutant la musique qu’il avait toujours entendue d’une oreille différente. Ils parleraient d’Escarboucle, disait Ngenet. Allait-il donc l’y emmener ? Ou essaierait-il simplement de lui faire changer d’idée ? Personne ne pouvait la faire changer… mais elle pensait pouvoir le faire changer, lui. Elle était sûre d’être capable de se servir du souci qu’il avait d’elle, pour l’amener à la conduire là-bas. Elle pourrait y être demain… Elle se mit à sourire.
Mais était-ce bien ? Une partie d’elle-même éprouvait un vague malaise. Comment serait-ce mal ? Ngenet voulait l’aider, elle le savait. Et elle ne savait même pas pourquoi Sparks avait besoin d’elle. Elle l’imaginait malade, affamé, sans argent, sans amis, mourant ! Une heure, un jour, cela pourrait tout changer… Ma Dame ! Chaque minute où elle réussirait à lui éviter un chagrin ou une douleur était importante, plus que tout…
Un bruit dans le fond de la salle lui fit rouvrir les yeux. Elle se tourna vers une porte ouverte. Ses yeux s’arrondirent, s’arrondirent encore mais son esprit refusait de croire à ce qu’ils voyaient. C’était vivant, et ça bougeait. Ça se tenait sur deux jambes comme un être humain mais les pieds étaient larges et palmés, les mouvements onduleux comme des algues dans le courant. Le corps gris-vert, asexué, luisait d’une mince pellicule d’huile ; c’était nu, à part une ceinture tressée à laquelle étaient accrochés des objets inconnus ; les bras se divisaient en six tentacules minces comme des fouets. Des yeux nacrés, sans pupilles, se fixaient sur elle comme ceux d’un esprit de la mer.
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