— La reine en parle.
Jerusha grimaça en se rappelant la royale manifestation d’hypocrisie qu’elle avait eue à subir lors de sa dernière visite officielle.
— C’est ce que je ne comprends pas, inspecteur. Je croyais qu’elle voulait mettre la main sur toute la haute technologie possible, pour Tiamat ; elle ne cesse de parler d’indépendance technologique. Elle se fiche que ce soit illégal. Merde, je crois même qu’elle le préfère !
— Elle se fiche de Tiamat, de la technologie et du reste, sauf si cela a une influence sur sa propre position. Et certaines des marchandises de contrebande l’ont embarrassée, ces derniers temps.
— Je ne vois vraiment pas comment !
— Les clients des trafiquants ne sont pas tous des cinglés inoffensifs.
Jerusha avait lu des rapports sur la contrebande dans l’intérieur d’Hiver, avec beaucoup d’intérêt et plus qu’un peu de compassion ; les quelques navires de contrebandiers indépendants qui parvenaient à se faufiler dans le réseau de surveillance de l’Hégémonie pouvaient faire de petites fortunes, avec une cargaison d’enregistrements et de manuels techniques, de piles et de pièces détachées introuvables. Il y avait toujours de riches aristocrates hiverniens obsédés par ce qui faisait briller les choses, avec des laboratoires secrets dans leurs domaines des îles ; des savants amateurs fous, essayant de percer les secrets de l’atome et de l’univers. Il y en avait d’autres qui stockaient discrètement de la technologie en prévision du prochain départ des extramondiens, dans l’espoir de se créer de petits fiefs personnels, sans se douter que l’Hégémonie avait les moyens de les en empêcher. Il y avait même quelques extramondiens devenus indigènes, qui vivaient là dans le désert de l’eau et qui n’appréciaient pas tous les restrictions imposées par l’Hégé sur leur monde adoptif.
— Quelqu’un harcèle Starbuck et les Limiers quand ils vont à la chasse et il paraît qu’ils ont de moins en moins de chance. Les ondins doivent être bien décimés, depuis le temps et ça doit compromettre les bénéfices de la reine… et son degré de contrôle sur nous. Ce harcèlement suppose des systèmes de brouillage sophistiqués et du matériel comm, et ça ne peut venir que d’un seul endroit.
— Hum ! Alors si nous arrêtions des contrebandiers, nous aurions une piste, pour savoir qui se livre au harcèlement ?
— Peut-être. Je ne retiens pas ma respiration. Tout ce voyage est une perte d’énergie, à mon avis. ( Et c’est exactement ce que voulait Lioux-Sked. ) Entre nous, j’espère que nous ne trouverons rien. Ça te choque, BZ ? demanda-t-elle en riant de l’expression du sergent. Tu sais, je n’aime pas l’avouer mais j’ai parfois du mal à me persuader que ces contrebandiers de tech commettent un crime, ou même un délit. Ou que ceux qui protestent contre l’abrègement de la vie d’une espèce afin de prolonger celle d’une autre ont tort. Il m’arrive de penser que tout ce qui me dégoûte à Escarboucle est lié à l’eau de vie. Je crois que la ville est pourrie et corrompue parce que sa survie dépend d’un acte corrompu.
— Est-ce que vous le penseriez toujours si vous aviez les moyens de vous payer l’immortalité, inspecteur ?
Elle leva les yeux, hésita.
— J’aimerais croire que ça ne me ferait pas changer d’avis, mais je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas.
Gundhalinu hocha la tête et soupira.
— Nous ne le saurons probablement jamais.
Il changea de position et consulta le chronomètre.
— Qu’est-ce qu’il y a, BZ ?
Il contempla la mer, avec une discrétion stoïque de Kharemoughi.
— Rien, madame. Quelque chose que j’aurais dû faire avant de partir.
Il soupira encore une fois et reprit son livre.
— Vous voyagez légèrement, pas de doute. Vous allez réellement jusqu’à Escarboucle, d’ici, sans rien d’autre que ce que vous avez sur le dos ?
Ngenet enfonça un long doigt dans la serrure de la portière de l’aéroglisseur, tandis que Moon contemplait la rade. Ils avaient fait le voyage de Neith en quelques heures, au lieu de plusieurs jours. Elle avait les genoux tremblants, à la pensée de sa présence incroyable dans ce port lointain.
— Pardon… Oh oui ! ne vous inquiétez pas. Je m’engagerai dans l’équipage de quelque marchand d’ici… Il doit y avoir plus de cent bateaux dans cette rade !
La baie de Shotover aurait pu contenir sans peine le port de Neith, son village et la moitié de l’île. Les soleils couchants perçaient les nuages, semaient des éclats de rubis sur la mer ; des bateaux de toutes tailles se balançaient au rythme de la marée. Certains avaient des formes bizarres, totalement étrangères, d’autres étaient démâtés et elle se demanda s’ils avaient été pris dans une tempête.
— Beaucoup de navires hiverniens sont à moteur, vous savez. Beaucoup n’emploient pas du tout la voile. Vont-ils vous engager ?
Les brusques questions de Ngenet la firent sursauter au moment où elle comprenait soudain pourquoi ces bateaux n’avaient pas de mâts. Pendant leur vol de flèche au-dessus de la mer, elle n’avait pas appris grand-chose de lui, sinon qu’il n’aimait pas parler de lui-même ; mais ses questions sur son voyage étaient plus révélatrices qu’il ne le pensait.
— Les moteurs ne me font pas peur. Et le travail sera le même ; il n’y a pas tant de choses à faire à bord, dit-elle en espérant ne pas se tromper.
Elle passa une main sur le fuselage de l’aéroglisseur ; le froid du métal la fit frissonner et elle chassa encore une fois l’idée qu’il aurait pu la transporter auprès de Sparks en moins d’une journée. Son sourire s’effaça.
— En tout cas, prenez bien soin de trouver un navire avec un équipage féminin. Certains de ces Hiverniens ont pris de mauvaises habitudes, avec la lie de l’astroport.
— Je ne… Ah fit-elle en se rappelant pourquoi sa grand-mère lui avait dit de ne pas embarquer sur un bateau de marchands. Oui, c’est ce que je ferai.
Elle était sûre que Ngenet était un extramondien, et pourtant il parlait des siens comme s’ils n’avaient pas plus d’importance pour lui que les Hiverniens ou les Étésiens. Elle ne lui avait pas demandé pourquoi ; sa maussaderie ne l’intimidait plus mais elle ne voulait pas l’importuner.
— Et je voudrais vous remer…
— Pas le temps, bougonna-t-il en regardant le coucher de soleil d’un air renfrogné. J’ai une demi-journée de retard pour cette réunion. Alors vous n’avez…
— Hé, bout de sucre, plaque ce vieux et viens rigoler avec nous !
Un des deux Hiverniens qui titubaient vers eux le long du quai se rapprocha, avec un large sourire, les bras tendus. Mais alors qu’elle cherchait une réponse mordante, Moon vit son expression changer. Il tira son compagnon et fit un demi-tour mal assuré, en marmonnant quelque chose à l’oreille de l’autre. Ils hâtèrent le pas et s’éloignèrent sans se retourner. Moon pressa les mains sur le devant de son ciré.
— C-comment ont-ils deviné ?
— Deviné quoi ?
Ngenet fronçait toujours les sourcils, un gros pli de chaque côté de la bouche, en les regardant partir.
— Que je suis une sibylle, répondit-elle en ramenant le trèfle au bout de la chaîne.
— Vous êtes une quoi ?
Il se tourna vers elle et prit le trèfle dans sa main comme pour se persuader de sa réalité. Puis il le laissa retomber précipitamment.
— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?
— Ma foi, je… je ne…
— Ça règle la question ! Vous n’allez pas passer la nuit seule ici. Vous allez venir avec moi, Elsie comprendra.
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