— Oublie-le aussi, si ça peut te faire plaisir. (Elle le vit s’assombrir encore. Plus on se retire, plus on est avidement poursuivi. Elle songea à Sparks.) Occupe-toi de Lioux-Sked et tu me feras grand, grand plaisir.
Elle allongea le bras et lui effleura la main. Il se radoucit un peu.
— Et Pala-Thion ? C’est par sa faute que les contrebandiers ont pu quitter la planète. Tu veux que… que j’arrange quelque chose pour elle, aussi ?
— Non. J’ai d’autres projets pour elle. Elle paiera sa dette… Crois-moi, elle paiera. Maintenant, va. Je veux que tout cela aille vite.
Il s’inclina et quitta la salle. Elle resta seule dans le grand silence blanc.
Sparks était vautré en travers de son lit, dans ses appartements privés, traçant et retraçant du bout des doigts le dessin d’une vigne inconnue sculptée sur le chevet. Partie. Elle est partie. Il se répétait les mots comme il refaisait le dessin, inlassablement. Il n’avait pas la force de croire, pas la force de réagir, de bouger, de sentir. Pas de larmes. Comment pouvait-elle être partie, disparue de son monde aussi irrévocablement que si elle était morte ? Non, pas Moon, qui avait fait partie de sa vie depuis sa naissance. Pas Moon, qui avait fait serment d’être à lui pour toujours…
Moon qui avait violé son serment, qui était devenue une sibylle. Pourquoi ? Pourquoi lui avait-elle fait ça ? Pourquoi était-elle partie maintenant ? Parce qu’elle croyait qu’il ne reviendrait jamais ? Alors pourquoi n’était-il pas retourné à Neith depuis longtemps ? S’il avait été là-bas quand elle était revenue, rien ne serait arrivé.
Mais il n’y était pas retourné. D’abord à cause de tout ce qui avait mal tourné et ensuite, quand la reine était venue et l’avait trouvé, parce que tout allait bien. Et, toujours, à cause d’Escarboucle. Neith et tout le monde étésien paraissaient aussi lointains et gris qu’un banc de brume ; à présent, la seule réalité était le kaléidoscope d’images de la ville qui ranimaient tous ses sens et sa certitude qu’il ne se contenterait plus jamais de ce petit monde étroit des îles et de la mer. La Mer… la mer n’était qu’une touche d’eau sur une boule de pierre, pour la population de la ville. Les gens juraient par mille dieux et les priaient rarement, et les solutions qu’ils voulaient, leurs machines les leur donnaient.
Il avait une de ces machines sur la table, dans la pièce voisine. Au début, il avait rempli le vaste espace ridicule que la reine lui avait réservé d’instruments qui parlaient, chantaient et même écoutaient, qui prenaient et montraient des images, qui lui disaient l’heure ou la distance vers les étoiles les plus proches. Il avait quelquefois essayé de les démonter et découvert que leurs rouages tombaient en poussière dans sa main, ou qu’ils étaient vides, avec seulement des écailles de métal, peintes de traces d’insectes et quadrillées de filaments. Mais la reine l’avait encouragé, l’avait laissé explorer les appareils techniques du palais, elle l’avait même envoyé dans les innombrables magasins du Dédale pour en acheter toujours plus.
Il se demandait encore pourquoi elle l’avait choisi et pourquoi elle le récompensait si généreusement pour le peu qu’il avait à offrir, mais il s’interrogeait moins qu’au début. Il avait commencé à remarquer que la reine l’observait, quand il jouait pour elle, avec une intensité qui n’avait aucun rapport avec la musique, qui faisait trébucher ses doigts sur la flûte, qui lui donnait l’impression d’être nu devant elle. Et plus tard, il y avait eu une caresse, un mot chuchoté, un baiser, une rencontre fortuite dans un lieu isolé… Et elle ressemblait tant à Moon qu’il avait du mal à détacher ses yeux d’elle, du mal à ne pas croiser son regard, à ne pas être ému, à ne pas répondre au désir qu’il voyait.
Mais elle n’était pas Moon, elle était la Reine d’Hiver sans âge et en la voyant traiter avec les extramondiens et la noblesse qui se présentaient à la cour, cette vérité s’imposait à lui de plus en plus. Elle possédait bien des choses qui manquaient à Moon à cause de sa jeunesse : la sagesse, le jugement calculateur, la profonde expérience perçant sous le sourire sagace. Et d’autres choses que Moon n’aurait jamais, des choses qu’il avait de la peine à définir… Et elle ne pourrait jamais devenir les souvenirs, jamais elle ne serait celle avec qui il avait tout partagé.
Pourtant, elles étaient si semblables, et le passé était si lointain que, parfois, comme la ville, Arienrhod devenait la réalité et Moon seulement un reflet. Et cela l’effrayait ; la peur de perdre sa propre réalité le retenait quand il aurait voulu accepter son invitation.
Mais, à présent, le fil qui l’avait lié à sa vie d’Été était coupé. Moon n’était plus là. Elle était partie, partie. Il n’avait plus aucune raison de rentrer au pays… jamais ils ne démêleraient l’imbroglio qu’ils avaient fait de leur vie. Jamais plus il ne la reverrait ; jamais plus il ne se coucherait auprès d’elle, comme il s’était allongé la première fois sur la natte tressée, devant la cheminée, tandis que le vent hurlait et secouait les volets dans une noirceur de minuit et que Grandman dormait paisiblement dans la pièce voisine… Les larmes vinrent enfin et il roula sur le ventre pour les enfouir dans la douceur de son oreiller.
Il sentit plus qu’il n’entendit entrer un courant d’air froid quand la porte s’ouvrit et se referma. Il se redressa en s’essuyant les joues et voulut se lever en reconnaissant la reine. Mais elle lui posa une main sur l’épaule et le força à rester sur le lit.
— Non. Ce soir, nous ne sommes pas reine et sujet, mais simplement deux personnes qui ont perdu toutes deux celle qu’elles aimaient.
Elle s’assit à côté de lui, le drapé de sa robe plissée dénudant une épaule. On la voyait rarement habillée avec une telle simplicité, sans autre bijou qu’un collier de feuilles de métal ciselé sur une cordelière de soie.
Il s’essuya encore les joues, chassant sa gêne mais pas son étonnement, le chaos de son esprit. En la voyant à côté de lui, il se posait enfin des questions.
— Je… Je ne comprends pas. Majesté. Comment saviez-vous ? Au sujet de Moon ? Moon et moi ?
— Tu demandes encore comment je sais les choses, depuis le temps que tu es ici ?
Il baissa les yeux, appuya ses mains sur ses genoux.
— Mais… Pourquoi nous ? Parmi tous les gens du monde… Nous ne sommes que des Étésiens.
— Tu n’as rien deviné, même un tout petit peu, Sparks ? Regarde-moi… Je t’ai rappelé quelqu’un… Je te rappelle Moon, n’est-ce pas ?… Tu croyais que je ne comprenais pas. Mais je voyais bien, je savais que cela te… troublait. Elle est ma parente, ma chair et mon sang, aussi proche de moi que tu l’es d’elle.
— Vous êtes… ?
Il essaya d’imaginer une parenté, expliquant l’incroyable ressemblance.
— La tante de Moon ? La sœur de son p…
— Moon n’a pas de père… plus de père. Et nous ne l’avons plus, toi et moi. Je n’ai jamais eu l’occasion de la voir, mais elle était très importante, aussi précieuse pour moi que pour toi. Peut-être plus encore. J’avais espéré, avec le temps, que nous pourrions l’avoir avec nous, ici en ville.
Elle le quitta des yeux, regarda nerveusement la chambre, une table sculptée. Il déclara catégoriquement :
— Elle ne serait pas venue. Plus maintenant qu’elle était une sibylle.
— Tu crois ? Pas même pour toi ? insista-t-elle en le tenant toujours par l’épaule.
Il soupira.
— Je n’ai jamais été aussi important pour elle que d’être une sibylle. Mais pourquoi ne m’avez-vous pas parlé d’elle et de vous et… et de nous ?
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