Moon songea à Naimy le Fou… et à Danaquil Lu. Elle caressa le trèfle tatoué à la base de son cou, sous la laine ivoire de son chandail.
— Danaquil Lu…
— … a été puni et chassé d’Escarboucle. Il ne peut jamais y retourner, du moins pas tant que la Reine des Neiges sera sur le trône. Je l’ai rencontré pendant une de mes tournées dans les îles. Je crois que, depuis que nous sommes ensemble, il est heureux… ou au moins content. Et il m’a appris beaucoup de choses… Je sais que ce doit être mal, mais je suis heureuse qu’on l’ait exilé, avoua Clavally en baissant subitement les yeux.
— Alors tu sais ce que j’éprouve !
Clavally hocha la tête en souriant. Elle retroussa la manche de son parka et montra les petites cicatrices à son poignet.
— Je ne sais pas pourquoi nous sommes choisis… mais ce n’est pas parce que nous sommes parfaits.
— Je sais. Mais si ce n’est pas à cause de son intérêt pour la technologie, comment Sparks serait-il moins parfait que moi…
— … alors que pour toi rien ne saurait être plus parfait que l’amant dont tu te souviens ?
Moon baissa la tête, penaude.
— La première fois que je vous ai vus, j’ai eu une impression… au bout d’un moment on a de ces intuitions… que si tu venais ici, tu serais choisie. Tu… tu sonnais juste. Mais Sparks… il y avait de l’indécision.
— Je ne comprends pas.
— Tu dis qu’il est parti furieux. Tu crois qu’il est parti tout autant pour de mauvaises raisons que de bonnes, qu’il a fait cela pour te blesser ? Qu’il t’en voulait d’avoir réussi tandis qu’il échouait ?
— Mais j’aurais éprouvé la même chose si c’était lui…
— Vraiment ? Aucun de nous ne peut sans doute… Toute la bonne volonté du monde ne peut nous retenir d’avaler l’hameçon appâté d’envie. Mais Sparks t’en voulait de ce qui est arrivé. Toi, tu te serais simplement blâmée toi-même.
Moon cligna des yeux, fronça les sourcils, se rappela leur enfance, leurs si rares désaccords… Mais quand il leur arrivait de se disputer, Sparks s’enfuyait et la laissait seule. Il réprimait sa colère, il la gardait pour lui pendant des heures, des jours. Et, dans l’espace vide qu’il laissait, elle tournait sa propre colère contre elle-même. À chaque fois, elle allait le trouver, lui faisait des excuses, même quand elle savait qu’il avait tort.
— Oui, probablement, avoua-t-elle. Même si ce n’est la faute de personne. Mais ça aussi, c’est mal.
— Oui… seulement ça ne fait de mal à personne qu’à toi. Et c’est là toute la différence, je crois.
Deux gouttes de pluie tombèrent sur la tête découverte de Moon ; elle leva les yeux, étonnée, et remonta son capuchon pendant que Clavally se relevait et se tournait vers la plage.
Elles coururent s’abriter sous un bouquet de fougères arborescentes. Pendant quelques minutes, la pluie noya tous les autres sons. Elles attendirent en silence, aveuglées par un rideau d’un gris plombé, jusqu’à ce que le grain s’éloigne vers le large à califourchon sur le vent. Moon se détacha du tronc noir et contempla les perles des gouttelettes dans la fragile dentelle du feuillage, les regarda tomber. Elle avança une main.
— Il ne pleut déjà plus.
Sa colère contre Sparks était passée aussi rapidement que le grain et avait eu peu d’effet sur l’ensemble de sa vie. Mais quand ils se reverraient, il y aurait tant de choses différentes entre eux…
— Je sais que les gens doivent changer, mais je me demande s’ils savent quand s’arrêter.
Clavally secoua la tête ; elles repartirent par le sentier, en évitant le petit torrent qu’il était devenu au centre.
— La Dame Elle-même ne pourrait te répondre. J’espère que tu découvriras que Sparks a trouvé seul la solution, quand tu le reverras.
Moon rebroussa chemin de quelques pas et contempla la mer agitée, en direction de ses îles.
— … Et une partie des richesses du dernier Festival a été consacrée à une nouvelle subvention pour moi, pour que je puisse travailler sans interruption aux masques… Il y a près de dix-neuf ans. Comme le temps passe, masqué dans le rythme des jours ! Voilà bien le rythme de la création… la création individuelle, la création universelle. Des plumes rouge orangé, s’il te plaît.
La faiseuse de masques tendit la main. Sparks se pencha sur les plateaux disposés sur le seuil, entre eux, et lui en donna une poignée. Malkin, le chat gris efflanqué, allongea subrepticement une patte parmi les plumes restant dans le plateau. Sparks le repoussa et continua de séparer les rangs de perles multicolores, pour les jeter dans les bols appropriés. Il baissait et relevait les yeux à en avoir le vertige, pour essayer de la regarder travailler tout en travaillant lui-même.
— Je ne sais pas comment tu fais. Comment est-ce que tu peux créer tant de masques, et tous différents, alors que…
Il s’interrompit, hésitant encore sur les mots malgré tout ce qu’elle lui avait dit pour le rassurer.
— … je ne peux pas distinguer une plume rouge d’une verte ? dit-elle en souriant, la tête levée pour le regarder avec les fenêtres obscures de ses yeux et le senseur de lumière sur son front. Tu sais, au début, ce n’était pas facile. Mais je voulais apprendre, j’avais besoin de créer moi-même quelque chose de beau. Je ne pouvais pas peindre ni dessiner, mais ça, c’est plutôt comme la sculpture, une création de toucher et de texture. C’est un artisanat héréditaire, dans la famille Ravenglass, tu sais, comme la cécité. Être aveugle de naissance, et puis recevoir une moitié de vue… parfois je pense que ça attise l’imagination. Toutes les formes sont vagues et merveilleuses, on voit en elles ce qu’on veut voir. J’ai deux sœurs, aveugles elles aussi, qui ont leurs ateliers en ville. Et beaucoup d’autres parents qui fabriquent des masques, sans qu’ils soient tous aveugles. Il faut énormément d’énergie créatrice, pour assurer qu’il y aura un masque pour chacun de ceux qui danseront dans les rues au prochain Festival. Et tu veux savoir ? confia-t-elle, les yeux brillants de fierté. Les miens sont les plus beaux. C’est moi, Destinée Ravenglass Hivernienne, qui ferai le masque de la Reine d’Été… Un bout de velours rouge, s’il te plaît.
Sparks passa le morceau de tissu, en caressant sa douceur entre ses doigts.
— Mais tant de travail… la moitié d’une vie de travail… et pour une seule nuit ! Et puis tout disparaît ! Comment peux-tu le supporter ?
— Je le supporte parce que c’est important, pour l’identité de Tiamat en tant que monde séparé… notre héritage. Les rites du Changement sont une tradition qui remonte aux temps obscurs d’avant l’Hégémonie, avant que ses dirigeants posent le pied sur notre monde… et une partie remonte même au temps où nous étions nous-mêmes extramondiens…
— Comment le sais-tu ? Comment sais-tu ce qu’on faisait avant que les premiers vaisseaux descendent hors de la Grande Tempête ? interrompit Sparks, en empruntant malgré lui le langage du mythe.
— Tout ce que je sais, c’est ce que j’entends à la tridi. Les extramondiens ont des archéologues, qui étudient les vestiges et les ruines du Vieil Empire. Ils disent que nous sommes venus ici, réfugiés d’un monde appelé Trista, après une guerre interstellaire, vers la fin du Vieil Empire. Ces figures fantastiques que je fabrique ont été des créatures réelles, elles figuraient sur les blasons et les étendards des familles des premiers vaisseaux, qui ont engendré Étésiens et Hiverniens. Tu dois sans doute en reconnaître, en Été elles ont encore une signification. Ton patronyme, Marchalaube, est un des noms originaux, une douzaine… Tu ne le savais pas ? Mais quand l’Hégémonie est arrivée, on nous a fait abandonner nos traditions « primitives ». Alors maintenant, nous ne les ressortons que pour le Festival, moins pour fêter la visite du Premier ministre que pour notre propre héritage.
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