Le marchand restait tête basse ; elle ne voyait pas son expression mais elle surprit une légère agitation.
— Mais, Majesté… Si elle est devenue une sibylle, elle risque d’avoir peur de venir en ville.
— Elle viendra, affirma Arienrhod en souriant. Je la connais, elle viendra. ( Si elle croit son amant en danger, elle viendra. ) Tu m’as bien servi, marchand. Tu mérites d’être récompensé.
Elle s’aperçut avec irritation qu’elle avait oublié le nom de cet homme. Dieux, je dois me faire vieille. Son sourire se dissipa un peu. Rapidement, elle pressa plusieurs touches lumineuses sur l’accoudoir.
— Je crois que tu vas découvrir que les dettes, pour les achats de ta nouvelle cargaison, ont toutes été remboursées.
— Merci, Majesté !
Elle regarda les bajoues ridées de l’homme s’affaisser quand il s’inclina très bas ; elle détestait la laideur que l’âge infligeait, tout en savourant sa propre invulnérabilité.
Elle le congédia, sans même l’avertir de garder pour lui cette entrevue. C’était un parent lointain mais loyal ; peu importait qu’il l’interroge sur cette singulière sollicitude ou sur son objet bizarre, elle savait qu’il ne poserait jamais de questions et ne la trahirait pas. D’autant moins qu’il était bien payé.
Elle se leva de son fauteuil, dans le petit salon où elle l’avait reçu et alla ouvrir les panneaux blancs coulissants de l’entrée. Starbuck attendait, comme elle le voulait, dans la grande salle au-delà. Il avait avec lui ses Limiers, les chasseurs amphibies de Tsieh-pun, idéalement faits pour la capture des ondins. Les Limiers se tenaient groupés dans le fond de la salle, agitant des bras tentaculaires en grognant entre eux une vague conversation.
Mais Starbuck était accoté, avec son insolence publique habituelle, contre une massive console samathaine, sur la gauche, très près de la porte. Elle se demanda s’il avait écouté ; jugea que c’était plus que probable et se dit que cela n’avait pas grande importance.
Il portait son capuchon, il était toujours en noir, mais au lieu de son costume de courtisan c’était une combinaison thermique utilitaire, chargée d’équipement pour la chasse. Son couteau refléta la lumière quand il se redressa. Il s’inclina cérémonieusement mais elle avait surpris de l’intérêt et des questions dans ses yeux noirs.
— Tu pars déjà ? demanda-t-elle froidement.
— Oui, Majesté, si tel est votre bon plaisir.
Elle détecta une légère raillerie d’un rite répété entre égaux.
— C’est mon bon plaisir. ( Oui, crains-moi, mon trop confiant chasseur. Tu n’es pas le premier, de loin, et tu ne seras sûrement pas le dernier. ) Plus tôt tu seras parti, mieux cela vaudra. Tu chasses dans la réserve Wayaway, cette fois ?
— Oui, Majesté. Le temps est clair là-bas, et promet de durer, dit-il ; puis il hésita et s’approcha d’elle. Souhaite-moi bonne chance pour la chasse…
Il lui caressa le bras à travers l’étoffe diaphane. Il souleva son masque et elle attira son visage vers elle, à deux mains, pour lui donner un baiser prometteur de plus grandes récompenses.
— Chasse bien.
Il s’inclina et tourna les talons. Elle le regarda rassembler ses Limiers et partir à la recherche de la vie et de la mort.
« Input… »
Un océan d’air… un océan de pierre. Elle volait. Avec des yeux immenses, Moon contemplait les hautes parois de roche stratifiée qui l’aspiraient dans les terres creusées de gorges, une incommensurable immensité de pierre érodée, comme du macramé, teintée de violet, de vert, de cramoisi, de gris. Elle était prisonnière dans le ventre d’un oiseau transparent, un vaisseau aérien en vol ; des cadrans, des boutons, des symboles inconnus clignotaient et cliquetaient sur le panneau, devant elle. Mais elle était paralysée par sa transe et ne pouvait les atteindre tandis que l’arête pourpre se dressait comme une muraille sur sa ligne de vol.
Le vaisseau vira de bord de lui-même, survola l’arête et plongea dans un gouffre profond. Moon avait le vertige. Sur le panneau, un voyant rouge s’alluma, bourdonna et l’altitude se stabilisa. D’où elle venait, où elle allait, où existait cette mer pétrifiée, c’étaient autant de mystères qu’elle ne pourrait jamais résoudre, pas plus que les pourquoi et les comment. Le ciel était d’un indigo sans nuages, noircissant vers le zénith, éclairé par un seul minuscule soleil argenté. Elle ne voyait d’eau nulle part…
« Input… »
Un océan de sable. Une plage infinie, une mer de dunes sans grève dont les marées ondoyaient sans fin dans le vent éternel… Son vaisseau survola le sable en suivant les ondulations et elle ne pouvait savoir, d’où elle était assise, casquée contre la fournaise de lumière, tout en haut de son dos blindé, si c’était réellement vivant ou non…
« Input… »
Un océan d’humanité. La foule moutonnait autour d’elle au carrefour de deux rues, poussait et l’entraînait comme une traîtresse lame de fond. Des machines grondaient, claquaient, accéléraient en la croisant, en la dépassant, bloquant les rues, assaillant ses narines avec leurs vapeurs âcres, ses oreilles par leur bruit assourdissant. Un inconnu au visage brun, tout habillé de marron, avec une casquette à visière, des bottes brillantes, la prit par le bras, éleva la voix dans une langue inconnue, l’interrogea. Elle vit son expression changer subitement et il la lâcha…
« Input… »
Un océan de nuit. Une totale absence de lumière et de vie… une impression d’âge macrocosmique… d’activité microcosmique… la certitude qu’elle ne pénétrerait jamais dans son cœur secret, même si elle revenait mille fois dans ce néant de minuit, dans ce vide de rien, rien du tout…
«… Stop analyse ! »
Elle entendit les mots se répercuter, sentit sa tête retomber mollement, retint sa respiration tandis que la fin d’une nouvelle transe la projetait dans son propre monde. À genoux, elle s’assit sur ses talons, détendit consciemment tous ses muscles et respira profondément, consciente de toutes ses réactions.
Enfin, elle ouvrit les yeux, dans la présence rassurante de Danaquil Lu qui lui souriait, assis sur une chaise de bois de l’autre côté de la pièce. Maintenant, Moon contrôlait son corps pendant le Transfert ; on n’avait plus besoin de la maintenir, de la relier au monde réel. Elle sourit à son tour, avec une fierté lasse, et changea de position pour s’asseoir en tailleur sur la natte.
Clavally apparut sur le seuil, interceptant un instant la flaque de soleil qui chauffait le dos de Moon. La jeune fille tourna la tête et la vit passer dans la deuxième flaque de lumière sous la fenêtre ; distraitement, Clavally laissa tomber une main pour lisser les cheveux bruns toujours ébouriffés de Danaquil Lu. C’était un homme calme, presque timide, mais il riait facilement des caprices constants de Clavally. Moon le trouvait un peu mal à l’aise, ou déplacé, là dans l’île, dans ces pièces taillées à même la roche poreuse. Elle ne savait pas d’où il venait mais elle voyait parfois de la nostalgie dans ses yeux. Quelquefois, elle le surprenait à la regarder, avec une expression indéfinissable, comme s’il l’avait déjà vue quelque part. Il avait de vilaines cicatrices sur le cou et la joue, qui faisaient supposer qu’une bête fauve l’avait griffé.
— Qu’est-ce que tu as vu ?
Clavally posait la question qui était presque un rite en soi. Pour aider Moon à contrôler le Transfert, à maîtriser les rites du corps et de l’esprit guidant une sibylle, ils lui posaient des questions aux réponses prévisibles, qui leur avaient été posées lors de leur propre entraînement. Moon s’était aperçue qu’elle ne savait jamais quels mots elle prononcerait en réponse. Elle était comme emportée dans une vision, dans un abîme de ténèbres vaste comme la mort… dans un monde de rêve, vibrant, au sein d’une autre réalité. Un fil mystique liait chaque question à un rêve différent, ainsi Clavally ou Danaquil Lu pouvaient la piloter dans ses Transferts, amoindrir la terrifiante étrangeté par des prédictions de ce qu’elle verrait.
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