Joan Vinge - La reine des neiges

— C’est bon, tu peux te retirer, inspecteur. Si je voulais écouter un récit mécanique de loyauté, j’importerais un coppok. Leur plumage au moins est plus attrayant.

L’Ancien des Wayaway reparut, s’inclina et les fit sortir tous deux de l’auguste présence.

Jerusha était de nouveau dans la cour du palais, enfin, et regardait fixement l’engin de patrouille. Des fêlures scintillantes partaient en étoile d’un point d’impact au milieu du pare-brise. Ainsi, on en venait là !

— Il y a bien des commentaires que je pourrais faire là-dessus, dit-elle en crispant le poing, furieuse de ce vandalisme, avant de saisir la poignée de la portière. Mais je ne tiens pas à me donner en spectacle ici.

Elle s’installa sur le siège cahotant et Gundhalinu monta de l’autre côté.

— D’ailleurs, tout ce que je trouve à dire, c’est que je suis fatiguée et j’ai l’impression d’avoir reçu des crachats. Parfois, je me demande si nous avons vraiment une responsabilité dans ce monde.

Elle chercha dans sa poche un paquet d’iestas, en fit tomber deux dans sa main et mordit les graines résistantes comme du cuir ; le goût acide la calma un peu.

— Finalement… Tu en veux ? proposa-t-elle.

Gundhalinu se tenait raide aux commandes, et regardait fixement entre le quadrillage de la destruction. Durant tout le chemin du retour, il avait gardé le silence, traversé la Salle des Vents comme si c’était une rue déserte. Il tapa sur le code d’allumage, qui ne répondit pas. Jerusha rempocha son paquet.

— Es-tu capable de conduire, sergent, ou dois-je prendre les commandes ?

Le ton sec, brusquement officiel, le fit grimacer.

— Oui, inspecteur, j’en suis capable.

Il hocha la tête, sans cesser de regarder droit devant lui. Elle vit des mots se bousculer dans sa gorge et il les ravala, comme un enfant coléreux. L’engin s’éleva lentement, recula et fit demi-tour pour repartir vers la ville.

— Qu'est-ce que Starbuck a dit juste avant que la reine nous congédie ?

Elle parlait d’une voix impersonnelle, volontairement. Elle savait reconnaître certains caractères idéographiques kharemoughis – d’après les modes d’emploi de leur matériel d’exportation – mais elle ne s’était jamais donné la peine d’apprendre le sandhi. La police employait la langue de l’endroit où elle était stationnée.

Gundhalinu s’éclaircit la gorge.

— Sauf votre respect, madame, ce salaud a dit : « Si c’est ça que l’Hégémonie envoie pour la représenter, elle doit manquer de couilles ces temps-ci. »

— C’est tout ? répliqua Jerusha avec un son qui était presque un rire. C’est un compliment, voyons. Je m’étonne que la reine ait trouvé ça drôle. Je me demande si elle a vraiment compris. À moins qu’elle n’ait cru que cela n’insultait que nous.

— D’ailleurs, marmonna méchamment Gundhalinu, elle a celles de Starbuck.

Cette fois, elle rit franchement.

— Oui, et grand bien lui fasse. Ainsi, Starbuck est de Kharemough ?

— Oui.

— À toi, qu’est-ce qu’il a dit ?

Il secoua la tête.

— Il n’y a absolument rien que tu puisses dire que je n’aie pas entendu, BZ.

— Je sais, inspecteur, répondit-il en la regardant enfin, ses taches de rousseur rougissant vivement. Mais je ne peux pas, ça ne vous dirait rien, il faudrait avoir été élevé à Kharemough. Une question d’Honneur.

Elle l’avait déjà entendu parler d’Honneur, avec cette majuscule dans le ton, cette singulière emphase.

— Je vous remercie… d’avoir pris mon parti contre Starbuck. Je n’aurais pas pu répliquer moi-même à ses insultes sans perdre davantage la face.

Les mots cérémonieux, la sincère gratitude, prirent Jerusha par surprise. Elle regarda dehors où la noblesse et les domestiques les dévisageaient à travers le pare-brise étoilé tandis qu’ils planaient devant les belles demeures de la haute ville.

— On ne perd pas l’Honneur quand on est insulté par un homme qui n’a jamais su ce que signifiait ce mot.

— Merci, murmura-t-il en braquant pour éviter un enfant qui jonglait sur leur passage avec des cerceaux dorés. Mais je me le suis attiré, je sais bien. Et je vous ai causé de l’ennui, j’ai embarrassé la police. Si vous voulez me congédier, comme assistant, je le comprendrai.

Elle s’adossa dans le siège moulé, et agita les doigts de la main meurtrie par Starbuck.

— Peut-être serait-il préférable que tu ne m’accompagnes pas quand je rends visite à la reine, BZ. Pas parce que je te reproche ce que tu as fait, mais parce que Starbuck a une arme qu’il peut utiliser contre toi, maintenant ; et ça ne te créerait que des difficultés. À moi aussi par contrecoup et nous aurions du mal à les empêcher de traîner le nom de l’Hégé dans la boue. À part ça… Sincèrement, BZ, je t’aime bien et je serais déçue si tu étais si pressé de me quitter.

Encore que tu ne serais probablement pas le premier.

Un petit sourire de soulagement éclaira la figure du sergent.

— Non, madame. Je suis content… plus que content… Quant à rester en plan quand vous irez voir la reine… cocagne !

Le sourire s’étala, contagieux. Jerusha hocha la tête.

— Ne crois pas que si je pouvais m’en tirer en t’envoyant à ma place, je ne le ferais pas !

Elle rit, très brièvement, puis elle soupira, dégrafa sa lourde cape et la rejeta. Elle ôta son casque doré en forme d’œuf.

— On devrait suspendre ça à un arbre, tiens. Dieux, j’en ai assez, tissez ! Je ne sais pas ce que je donnerais pour faire un travail honnête, quelque part où les gens veulent une véritable police et non des bouffons.

Gundhalinu la regarda ; il avait perdu le sourire.

— Si vous obteniez votre mutation ?

— Est-ce que tu as une idée du temps qu’il faut pour la demander et l’obtenir ? (Elle secoua la tête et soupira. Le casque posé sur ses genoux, elle défit le col haut de sa tunique.) D’ailleurs, j’ai essayé. Rien à faire. Il paraît qu’on a besoin de moi ici, dit-elle avec une amertume aussi brûlante que de l’acide.

— Et si vous donniez votre démission ?

— Et si tu te taisais ?

Docilement, Gundhalinu regarda de nouveau les commandes. Ils étaient maintenant dans le Dédale et avançaient plus lentement dans la rue embouteillée. Le soir obscurcissait déjà le ciel au-delà des murs-tempête. Jerusha contempla les ruelles sordides, les tavernes vulgaires qui semblaient railler ses ambitions et ses rêves… Et tenait-elle tellement à faire du meilleur travail ? Courrait-elle le risque de perdre le rang que lui avait accordé Lioux-Sked, uniquement pour faire d’elle une offrande respectable à la reine ? Elle passa une main dans ses cheveux auburn. Après tout, dans cinq ans tout changerait, n’importe comment. L’Hégémonie quitterait Tiamat et l’enverrait ailleurs, n’importe où serait préférable à cette ville. De la patience, c’était tout ce qu’il fallait. Les dieux savaient qu’il était assez dur pour une femme de faire carrière dans les Bleus, même à l’époque actuelle, et plus encore d’atteindre un poste d’autorité.

Elle jeta un coup d’œil au fond d’une autre ruelle devant laquelle ils passaient. Celle-ci était en majorité violet-bleu, les murs peints, les lumières, les drapeaux ; c’était la ruelle de l’Indigo… Un mouvement imprécis déclencha une sonnerie d’alarme dans son subconscient.

— BZ ! Recule ! Allume le projo, j’ai vu quelque chose dans cette ruelle.

Elle colla son casque sur sa tête et tira sur la jugulaire tout en ouvrant sa porte d’une poussée.

— Suis-moi ! cria-t-elle en sautant, courant déjà tandis que l’engin de patrouille s’immobilisait en se balançant à l’entrée de la ruelle sinistre.