Joan Vinge - La reine des neiges

Ils étaient déjà à mi-chemin. Elle gardait les yeux rivés sur le dos de l’Ancien en écoutant les notes monotones, charmeuses de vents, refouler les hurlements de mort au-dessus de l’abîme béant. Il ne s’agissait pas de quelque charme magique mais de la télécommande de contrôles automatiques qui détournaient le rideau de vent pour qu’il protège les voyageurs au lieu de les détruire. Savoir cela n’était pas d’un grand réconfort quand elle songeait à toutes les possibilités d’erreur humaine, ou de panne d’un système aussi antique. Autrefois, il y avait d’innombrables petits appareils de commande qui faisaient ce que faisait à présent l’homme au sifflet mais, à sa connaissance, le seul qui fonctionnait encore était accroché à la ceinture de Starbuck.

Sauvée. Elle posa le pied sur la fermeté de l’autre bord, en maîtrisant l’irrésistible envie de laisser ses jambes mollir et de s’asseoir. Le visage en sueur, Gundhalinu lui sourit vaillamment. Elle se demanda si, comme elle, il essayait de ne pas penser au retour. En regardant de nouveau devant elle, elle vit du triomphe dans la démarche de Wayaway, alors qu’elle le suivait dans la salle d’audience.

Même là, si près du pinacle d’Escarboucle, l’immensité de cette salle l’écrasait ; elle imagina qu’elle pourrait contenir une villa entière de Newhaven, son monde natal. Des tentures aux fraîches couleurs pastel tombaient des ogives géométriques, d’un plafond soutenu par des piliers, scintillantes et tintantes de mille clochettes d’argent ciselées à la main.

Et, au bout de l’immense tapis blanc – importé d’extramonde – la Reine des Neiges était assise sur son trône, telle une déesse incarnée, une aigle des neiges dans une aire protégée par les glaces. Inconsciemment, Jerusha resserra sa cape autour d’elle.

— Plus froid que le Karoo, marmonna Gundhalinu en se frottant les bras.

L’Ancien des Wayaway leur fit signe d’attendre à l’entrée et s’avança pour les annoncer. Jerusha était sûre que les yeux sombres, là-bas, sous la couronne de cheveux pâles, les avaient aperçus mais Arienrhod ne fit rien pour les accueillir. Comme toujours, c’était d’abord elle qui avait retenu l’attention de Jerusha mais, à présent, en suivant le regard de la reine, une lueur aveuglante, le bourdonnement et le crépitement d’un rayon d’énergie frappant sa cible, l’en détourna.

— Schact ! souffla Gundhalinu.

Des exclamations retentirent et ils virent le groupe de courtisans s’écarter alors que l’éclair jetait par terre un des leurs.

— Un duel… ?

La voix de Gundhalinu était incrédule. La main de Jerusha se crispa sur la croix impériale, sur sa boucle de ceinture, en maîtrisant difficilement son horreur. La reine se moquait-elle donc de l’autorité de la police au point de mettre en scène un assassinat, en sa présence ? Elle ouvrit la bouche pour protester, pour exiger… mais avant qu’elle trouve ses mots, la victime se redressa, sans brûlure, sans blessure ; aucun sang ne souillait la pureté neigeuse du tapis. Une femme, constata Jerusha, bien que les modes curieuses prisées par la noblesse rendent une confusion possible. Il y avait une légère distorsion de l’air, quand elle bougeait ; elle portait un champ répulseur. Elle se releva avec grâce et fit une révérence à la reine tandis que les autres riaient et applaudissaient. Gundhalinu jura encore à mi-voix, l’air écœuré. Quand le groupe se dispersa, Jerusha aperçut la haute silhouette noire, le scintillement froid du métal et comprit que le rôle de l’assassin avait été tenu par Starbuck.

Dieux ! Mais qu’étaient donc ces imbéciles décadents qui tentaient de se brûler mutuellement, pour s’amuser ? Ils traitaient comme un jouet une arme capable d’estropier et de tuer, ils ne comprenaient pas la fonction réelle ni la signification de la technologie, pas plus qu’un animal choyé ne comprenait son collier de pierreries. Oui, mais la faute à qui, sinon à nous ? Arienrhod surprit soudain son expression. Les yeux à la couleur singulière restèrent posés sur elle ; la reine sourit. Ce n’était pas un sourire plaisant. Qui prétend que l’animal familier ne comprend pas le collier ? Ou que le sauvage ne reconnaît pas le mensonge qui fait de lui un sous-humain ?

L’Ancien des Wayaway les avait annoncés et s’éloignait à reculons ; Starbuck vint se placer à côté du trône. Sa figure cachée était tournée vers eux, comme si lui aussi était curieux de l’effet de sa comédie. Nous sommes tous des sauvages au fond du cœur.

— Tu peux approcher, inspecteur Pala-Thion.

La reine leva une main lasse. Jerusha ôta son casque et s’avança, Gundhalinu sur ses talons. Elle était certaine que sa figure, comme la sienne, n’exprimait que le minimum de respect. Les nobles s’étaient écartés, prenaient des poses de mannequins hologrammiques de vitrine, et la regardaient saluer avec un manque d’intérêt évident. Elle se demanda brièvement pourquoi ils trouvaient amusant de jouer avec la mort. Ils étaient tous des favoris à la figure juvénile, âgés en réalité d’on ne savait combien d’années. Elle avait toujours entendu dire que les buveurs d’eau de vie devenaient pathologiquement jaloux de leur longue jeunesse. Était-il vraiment possible qu’un moment vienne où l’on avait connu tout ce que l’on pouvait désirer ? Non, pas même en un siècle et demi. À moins qu’ils ne sachent pas, tout simplement, que Starbuck ne les ait pas avertis du danger ?

— Votre Majesté…

Elle leva les yeux, à demi vers Starbuck puis vers Arienrhod trônant sur l’estrade. Le doux visage de jeune fille était gâché, transformé en un masque, comme celui de Starbuck, par la trop profonde sagacité des yeux.

Arienrhod leva un doigt, le geste léger coupant court à ce qu’allait dire Jerusha.

— J’ai décidé que, désormais, tu t’agenouilleras quand tu te présenteras devant moi, inspecteur.

Jerusha serra les dents. Il lui fallut attendre un moment, et respirer profondément.

— Je suis un officier de la police hégémonique, Majesté. J’ai prêté serment d’allégeance à l’Hégémonie.

Délibérément, elle regardait le dossier du trône, à travers la reine, autour d’elle. Les surfaces de verre soufflé, les étincelantes spirales et les ombres l’éblouissaient du même éclat hypnotique que le Dédale ; l’art bizarre catalysait le mélange changeant des cultures d’Escarboucle.

— Mais l’Hégémonie t’a mise en poste ici pour me servir, inspecteur, reprit Arienrhod. Je te demande simplement l’hommage dû à tout souverain indépendant, déclara-t-elle en insistant un peu sur le mot indépendant, par le représentant d’un autre.

— Demande et sois damnée…

Jerusha entendit Gundhalinu souffler les mots derrière elle, presque silencieusement, et vit les yeux de la reine se tourner brusquement vers lui pour le graver dans sa mémoire. Starbuck descendit une marche du trône, nonchalamment, l’arme toujours dans sa main gantée. Mais de nouveau, la reine leva un doigt et il s’immobilisa, sans un mot.

Jerusha hésita aussi, sentant le paralyseur peser lourdement sur sa hanche et l’indignation frémissante de Gundhalinu derrière elle. Mon devoir est de maintenir la paix. Elle tourna légèrement la tête, vers Starbuck, vers Gundhalinu.

— Ça va, BZ, murmura-t-elle, aussi bas que lui mais pas assez. Nous nous mettons à genoux. Ce n’est pas si déraisonnable, après tout.

Il répondit dans une langue qu’elle ne connaissait pas, ses pupilles se dilatèrent. Sur les marches du trône, le poing de Starbuck se referma autour de son arme.