Joan Vinge - La reine des neiges

Jerusha regarda la reine, observée par les spectateurs soudain intéressés dont les regards pesèrent sur ses épaules quand elle mit un genou en terre et courba le front. Au bout d’une seconde il y eut un froissement, un crissement de cuir et Gundhalinu tomba lourdement à côté d’elle.

— Votre Majesté…

— Tu peux te relever, inspecteur.

Jerusha se redressa.

— Pas toi ! cria la reine alors que Gundhalinu s’apprêtait à se relever. Tu restes à genoux jusqu’à ce que je te permette de te lever, extramondien !

Starbuck, comme une extension de la volonté de la souveraine, s’approcha du sergent, laissa tomber une main lourde sur son épaule, la serra et le força à retomber sur les genoux. Starbuck marmonna quelques mots dans la langue inconnue. Les poings de Jerusha se crispèrent sous sa cape et se rouvrirent lentement.

— Ôte ta main de lui, Starbuck, dit-elle sèchement, avant que je t’arrête pour voies de fait sur un officier de police.

Starbuck sourit ; elle vit ses yeux se plisser insolemment, dans les fentes du masque. Il ne bougea pas avant que la reine lui fasse signe.

— Lève-toi, BZ, dit Jerusha avec douceur en maîtrisant sa voix avec difficulté.

Elle lui tendit la main pour l’aider à se relever et le sentit trembler de fureur. Il ne la regarda pas ; ses taches de rousseur ressortaient, rouge sang sur la peau foncée.

— S’il était à moi, je le disciplinerais pour lui faire passer cette arrogance, dit Arienrhod qui les observait.

La punition suffit. Jerusha tourna la tête et répondit, en regardant délibérément Starbuck, toujours à côté d’elle :

— Il est citoyen de Kharemough, Majesté, il n’est l’homme de personne, que de lui-même.

La reine sourit, avec un rien d’approbation cette fois.

— Il se peut que le commandant Lioux-Sked t’ait envoyée à moi comme autre chose qu’un simple gage féminin, après tout.

Ce qui prouve que tu n’es pas omnisciente. La bouche de Jerusha esquissa à son tour un petit sourire pincé.

— En plaidant l’indulgence de Votre Majesté, qu’il me soit permis dans ce cas de faire comprendre que… (un mouvement brusque et, avec un pinçon bloquant les nerfs, elle prit le pistolet de la main de Starbuck) … que ces armes ne sont pas des jouets.

La crosse métallique se nicha au creux de sa main, le tube se pointa comme un doigt quand il fit un pas vers elle et elle entendit le gloussement surexcité des courtisans.

— Une arme à énergie ne devrait jamais être braquée sur quoi que ce soit à moins qu’on désire le désintégrer, dit-elle et Starbuck s’immobilisa brusquement, tendu, frémissant ; elle abaissa l’arme. Une fois sur cinq, le champ répulsif ne protège pas d’un coup direct. Votre Noblesse ne devrait jamais l’oublier.

La reine laissa échapper un petit rire et Starbuck tourna la tête vers le trône. Arienrhod fit un geste curieux avec ses doigts et répliqua :

— Nous connaissons fort bien les limites et les dangers de votre matériel d’extramonde.

Jerusha, ahurie, rendit l’arme à Starbuck, la crosse en avant.

— Tu regretteras ça, garce, grinça-t-il entre ses dents, pour elle seule, en lui arrachant l’arme brutalement pour lui faire mal à la main, et il retourna vers le trône.

Elle grimaça involontairement.

— Eh bien… Avec la permission de Votre Majesté, je vais présenter le rapport mensuel du commandant sur les conditions du crime dans la ville.

Arienrhod acquiesça et posa une main possessive sur le bras de Starbuck, comme on flatterait l’encolure hérissée d’un chien. Les courtisans sortirent à reculons de la présence de la reine. Jerusha réprima un sourire de compassion peinée. Ce rapport n’avait pas plus d’importance que les centaines qui l’avaient précédé ni que les suivants ; elle-même aurait préféré être ailleurs. Elle baissa sa main sur l’enregistreur à sa ceinture et entendit la voix de son commandant dévider les statistiques des attaques à main armée, des vols, des arrestations et des inculpations, des criminels et victimes extramondiens et locaux. C’était une litanie sans objet qui ranimait toutes ses frustrations et ses regrets familiers. Rien, cela ne signifiait rien.

La police hégémonique était une force paramilitaire stationnée dans tous les mondes de l’Hégémonie, pour protéger ses intérêts et ses citoyens… ce qui entraînait généralement la protection des structures du pouvoir local. Ici, à Tiamat, avec la technologie de bas niveau et la faible population (dont la moitié au moins n’était pas prise en considération par l’Hégémonie), la force de police n’était constituée que d’un seul régiment, dont l’action se limitait surtout à l’astroport et à Escarboucle.

Et ses activités étaient restreintes, encore plus limitées ; les policiers séparaient des ivrognes, arrêtaient des petits voleurs minables, c’était un cycle sans fin d’inculpations futiles alors que, sous leur nez, s’étalait le vice le plus flagrant de la galaxie civilisée, alors que les plus abominables profiteurs de l’humanité se retrouvaient impunément et ouvertement dans les maisons de plaisir où ils étaient chez eux.

Le Premier ministre symbolisait peut-être l’Hégémonie mais il ne la contrôlait plus, si jamais il l’avait vraiment gouvernée. L’économie dirigeait tout ; les marchands et les négociants avaient toujours été ses véritables bases et leur seul souverain s’appelait Profit. Et il y avait bien des sortes de commerces, bien des espèces de commerçants…

Jerusha leva les yeux vers Starbuck, arrogant et nonchalant à la droite de la reine, le symbole vivant du pacte singulier d’Arienrhod avec les puissances de l’obscurité et de la lumière, et de sa manipulation. Il représentait tout ce qu’il y avait de pourri, de vénal et de corrompu dans l’humanité… et à Escarboucle.

Comme dans d’autres mondes hégémoniques, le crime et le châtiment, à Tiamat – ou plutôt à Escarboucle – étaient partagés entre la juridiction de deux cours, l’une présidée par un magistrat local choisi par les Hiverniens et statuant selon les lois locales, l’autre par un Juge Suprême qui rendait la justice selon les lois de l’Hégémonie et devant qui comparaissaient des extramondiens. La police fournissait des clients à toutes deux et, de l’avis de Jerusha, ils n’auraient pas dû manquer. Mais Arienrhod tolérait, encourageait même, la présence de la lie des bas-fonds de l’Hégé, créant ainsi une espèce de limbes, un terrain neutre à portée commode des Portes. Et Lioux-Sked, ce pompeux lèche-bottes de commandant, n’avait pas le courage de s’y opposer. Si seulement elle avait eu son rang, et ses moyens…

— As-tu des commentaires à faire sur ce rapport, inspecteur ?

Jerusha sursauta et se sentit stupidement transparente. Elle interrompit l’enregistrement, un prétexte pour baisser les yeux.

— Aucun, Majesté.

Aucun que tu voudrais entendre. Aucun qui changerait quoi que ce soit.

— Officieusement, Geia Jerusha ?

La voix de la reine avait changé. Jerusha la regarda en face ; elle vit le visage d’une vraie femme à la place d’un masque de reine. Elle aurait presque pu faire confiance à ce visage… presque croire qu’il y avait un être humain sous les rites et les mensonges, que l’on pourrait toucher… presque. Elle regarda de nouveau Starbuck à côté de la reine, son homme de main, son amant.

— Je n’ai pas d’opinion officieuse, Majesté, répondit-elle en réprimant un soupir. Je représente l’Hégémonie.

Starbuck dit quelque chose dans la langue inconnue ; au ton, elle devina la grossièreté de l’insulte. La reine éclata de rire, d’un rire léger, innocent, incongru. Elle fit un geste.