Gundhalinu avança une main pour le soutenir tandis que Jerusha consultait sa montre.
— Dans ton cas, tu le pourrais peut-être. Si ton père était un extramondien, ça changerait tout, si tu pouvais le prouver. Naturellement, une fois parti d’ici, pas question que tu reviennes… Tu ferais mieux de voir ça avec un avocat.
— Pourquoi ? demanda Gundhalinu. Tu avais l’intention d’émigrer ?
Le garçon eut soudain l’air hostile.
— Je le voudrai peut-être un jour. Si vous venez ici, pourquoi est-ce que vous ne nous laissez pas partir ?
— Parce que vos cultures n’ont pas encore atteint une maturité adéquate, cita Gundhalinu.
Le garçon regarda les trafiquants d’extramonde, puis de nouveau Gundhalinu qui fronça les sourcils. Jerusha brancha son enregistreur.
— Si tu veux bien, je vais te demander quelques détails, pour commencer. Ensuite, nous nous occuperons de te conduire au centre médical pour…
— Je n’en ai pas besoin. Je vais bien.
Il se redressa en rajustant ses vêtements.
— Tu n’es sans doute pas le meilleur juge, tu sais. Mais enfin, c’est toi que ça regarde. Rentre chez toi et tâche de passer une bonne nuit. Quoi qu’il en soit, nous avons besoin de savoir où nous pouvons te trouver, s’il le faut. Quel est ton nom ?
— Sparks Marchalaube Étésien.
— Étésien ? (À retardement, elle reconnut son accent.) Il y a combien de temps que tu es en ville, Sparks ?
— Oh… pas très longtemps.
— Mmm. ( Ça expliquait beaucoup de choses. ) Pourquoi es-tu venu à Escarboucle ?
— C’est aussi contre vos lois ? railla-t-il.
Gundhalinu grogna sa désapprobation.
— Pas que je sache. Tu as un emploi et, dans ce cas, lequel ?
— Oui. Je suis musicien ambulant. (Soudain, le garçon se tâta, fouilla sous sa chemise, à sa ceinture.) Ma flûte…
Jerusha éclaira les coins d’ombre, d’un mouvement de sa torche frontale.
— C’est ça ?
Sparks se jeta à quatre pattes à côté d’un des trafiquants et ramassa des morceaux.
— Non… Oh non !
Sa figure se crispa de chagrin. Le trafiquant rit et il lui décocha un coup de poing sur la bouche. Jerusha intervint, le fit lever et l’entraîna.
— Ça suffit, Étésien… Tu as passé un mauvais moment ici, parce que personne ne t’avait appris les règles. Et personne ne le peut, c’est ça le problème. Retourne dans tes îles paisibles, pendant que tu le peux. Rentre chez toi, Étésien… et attends encore cinq ans. Ta place sera ici, après le Changement.
— Je sais ce que je fais !
Tu crois ça, mon gaillard, pensa-t-elle en regardant la figure meurtrie et les débris de la flûte qu’il serrait encore dans ses mains.
— Dans ce cas, puisque tu n’as plus les moyens de gagner ta vie, je vais t’inculper de vagabondage. À moins, bien sûr, que tu quittes la ville dès demain.
N’importe quoi pour te remettre à bord d’un bateau et le faire partir d’ici, avant qu’Escarboucle détruise encore une vie !
Sparks n’en crut pas ses oreilles. La colère le reprit et elle comprit qu’elle avait perdu.
— Je ne suis pas un vagabond ! La… celle qui fabrique des masques dans la ruelle des Citronniers. C’est là que j’habite.
Jerusha entendit arriver un autre engin de patrouille et un bruit de bottes dans la ruelle.
— C’est bon, Sparks. Si tu as un domicile, je pense que tu es libre de rentrer chez toi. ( Seulement tu n’y rentreras pas, imbécile. ) Mais j’aurai quand même besoin d’enregistrer ta déposition de victime, pour mettre à l’ombre ces sangsues une fois pour toutes. Passe demain au siège de la police ; tu me dois au moins ça.
Le garçon acquiesça de mauvaise grâce et sortit de la ruelle. Elle ne s’attendait pas à le revoir.
— Qu’est-ce que tu veux dire, tu ne sais pas ce qui est arrivé au garçon ?
Arienrhod se pencha, l’air furieux, sur la tête baissée du marchand. Ses doigts s’enfoncèrent comme des griffes dans les accoudoirs capitonnés de son fauteuil.
— Pardonnez-moi, Majesté, marmonna-t-il en levant des yeux de rongeur terrifié. Je ne pensais pas qu’il vous intéressait, je croyais que c’était seulement la fille. Je lui ai dit d’aller chez Gadderfy dans la ruelle des Pervenches, mais il n’y est pas allé. Si vous voulez que je fouille la ville…
— Non, ce n’est pas la peine, dit-elle en se forçant à parler d’une voix rassurante car elle ne voulait pas que le vieux meure de peur à cette idée. Mes méthodes sont plus efficaces que les tiennes. Je le trouverai moi-même, si j’estime avoir besoin de lui. ( Et je crois qu’il fallait que je le trouve moi-même. ) Tu dis qu’il a décidé de venir ici parce que… Moon… est devenue une sibylle, alors qu’il n’a pas été accepté ? ( Comme c’était difficile de s’appeler par un autre nom ! ) Qu’espère-t-il trouver à Escarboucle ?
— Je ne sais pas, Majesté, murmura le marchand en tordant entre ses mains sa ceinture de cuir repoussé. Mais comme je vous l’ai dit, ils étaient voués l’un à l’autre ; ils ont toujours été ensemble. Je suppose qu’il était blessé dans son orgueil, de ne pouvoir se joindre à elle dans la supercherie. Et son père était un extramondien, il porte toujours cette médaille… Je suppose qu’il est curieux.
Elle hocha la tête, sans le regarder. Depuis des années, il lui apportait des nouvelles de deux enfants grandissant ensemble, des amoureux d’enfance unis par un invisible lien de loyauté… qui pourrait peut-être servir à attirer la fille à Escarboucle, à l’arracher à l’idée fixe de sa superstition. Arienrhod ne pouvait lui en vouloir d’aspirer au plus grand honneur, dans son monde limité ; cela prouvait simplement qu’elles étaient toutes deux la même femme. Mais l’obsession de Moon l’avait rendue rétive quand le marchand avait essayé de l’intéresser à la technologie hivernienne alors que cela avait captivé le garçon, sans doute à cause de son père d’extramonde. Moon, au moins, n’avait jamais rejeté son cousin à cause de ses goûts, comme l’aurait fait tout autre Étésien. C’était pour cela qu’Arienrhod avait toléré leurs rapports, dans l’espoir que cela aiderait à préparer Moon à son destin. Heureusement, il ne l’avait pas mise enceinte, même des Étésiennes étaient stériles et savaient en profiter. S’il était ici au palais, et l’attendait…
— Tu es sûr que Moon « étudie » en ce moment avec les sibylles, sur leur île ? Est-ce qu’elle y sera en sécurité ?
— Tout autant qu’ailleurs en Été, Majesté. Probablement davantage. Il se peut même qu’elle soit de retour à Neith quand j’y referai escale.
— Et tu dis que les sibylles et les devins que tu as vus ne sont pas réellement dérangés… ?
La voix de la reine s’altéra. Elle avait espéré faire venir la jeune fille avant qu’elle risque de contracter la maladie des sibylles mais, à présent, il était trop tard.
— Oui, Majesté. Ils contrôlent totalement leurs crises. Je n’en ai jamais vu un seul qui en soit incapable.
Cette assurance la réconforta. Elle examina la fresque, derrière le marchand. Tant que la fille était saine d’esprit, le reste importait peu ; la maladie pourrait même être un avantage, une protection, si à cause d’elle les Étésiens avaient confiance en Moon. Elle regarda de nouveau l’homme.
— Alors tu lui apporteras un message de son cousin, que je te remettrai. Je veux qu’elle vienne à Escarboucle.
Il fallait que Moon vienne de son plein gré ; jamais les Étésiens ne laisseraient, sans réagir, enlever une sibylle.
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