— Je suis allée de nouveau dans le Néant.
Moon secoua la tête, rejetant les échos affolants du rêve, les ombres qui envahissaient encore son souvenir. Les premières choses qu’on lui avait apprises, après son initiation, c’étaient les blocages mentaux et la concentration disciplinée qui préserveraient sa raison, qui l’empêcheraient d’entendre les mille pensées secrètes de l’esprit omnivoyant de la Dame ou d’être emportée dans l’extase de la Dame chaque fois qu’on lui posait une question.
— Pourquoi y allons-nous plus souvent qu’ailleurs ? On a l’impression de se noyer.
— Je ne sais pas, répondit Clavally. Nous nous noyons peut-être… il paraît que ceux qui se noient ont aussi des visions.
— J’espère bien que non, marmonna Moon, inquiète.
Des rires. Clavally s’accroupit à côté de Danaquil Lu et lui frotta les épaules avec une tendresse distraite ; les colliers de coquillages qu’il portait tintèrent mélodieusement. Le froid humide des nuits dans ces chambres de pierre l’ankylosait et provoquait des douleurs mais il ne se plaignait jamais. C’est peut-être pourquoi… Les mains de Moon se crispèrent sur ses genoux et elle les observa tous les deux.
— Ton contrôle est excellent, Moon, dit Danaquil Lu en souriant sous les caresses de Clavally mais aussi à la jeune fille. Tu fais des progrès à chaque Transfert. Tu as une très forte volonté.
Moon se releva.
— J’ai besoin d’air… murmura-t-elle faiblement.
Elle sortit vite, en sachant fort bien que ce n’était pas d’air dont elle avait besoin.
Elle descendit en courant par le sentier menant au bras de mer où étaient les bateaux et suivit l’étroite péninsule éventée, bleu-vert, qui s’élevait au-dessus du bleu-vert de la mer. Haletante, elle se jeta dans les hautes herbes salées et s’assit, les bras autour de ses genoux, contemplant la haute falaise exposée au sud, où depuis quelques mois elle vivait comme un oiseau dans une aire. Elle se retourna vers la mer et distingua à l’horizon voilé de brume bleue la côte déchiquetée de l’île du Choix, dont celle-ci était la petite sœur… en se rappelant avec la netteté d’un rêve de Transfert l’instant de la décision de la Dame, qui avait arraché sa vie de celle de Sparks. Je ne regrette rien ! Son poing s’abattit dans l’herbe humide et s’ouvrit, sans force.
Elle leva le bras pour regarder la mince ligne blanche à son poignet, que Clavally avait coupé, comme elle avait coupé le sien, avec un croissant de métal, il y avait de longs mois. Danaquil Lu avait rapproché leurs poignets, pour que leur sang se mêle et tombe goutte à goutte, en chantant un cantique à la Mère de la Mer, ici même. Là, dominant la Mer, Moon avait été consacrée quand on avait passé à son cou la chaîne avec le trèfle barbelé. Elle avait été accueillie dans une nouvelle vie alors qu’ils buvaient à tour de rôle à la même coupe d’eau de mer, initiée par ce lien du sang dans cette sainte confrérie. Tremblante de peur elle était tantôt brûlante et glacée, prise de vertige en sentant planer sur elle la présence de la Dame… Elle s’était évanouie entre eux et s’était réveillée le lendemain encore faible et fiévreuse, emplie de crainte respectueuse. Elle était devenue une des rares élues ; à voir les cicatrices aux poignets de Clavally et de Danaquil Lu, il était évident qu’ils n’en avaient initié que six ou sept autres avant elle. Elle prit le trèfle dans sa main, en se rappelant Sparks qui tenait ainsi son symbole de ce qui les séparait ; elle tenait le sien avec prudence, à cause des pointes acérées. Mortel d’aimer une sibylle… d’être une sibylle…
Mais ne pas aimer, et être une sibylle ! Elle se retourna jalousement vers la falaise, imagina Clavally et Danaquil Lu partageant leur amour en son absence. Les paroles amères de Sparks, lors de leur séparation, n’étaient plus qu’une fine cicatrice blanche à la surface de son esprit, comme la mince ligne à son poignet. Le temps et les souvenirs de toute une vie avaient balayé sa peine comme une vague effaçant des pas sur le sable, laissant un miroir lisse, des reflets d’amour et de désir. Elle l’avait toujours aimé, elle le désirerait toujours. Jamais elle ne pourrait renoncer à lui.
Clavally et Danaquil Lu étaient voués l’un à l’autre, et c’était comme un petit démon dans la poitrine de Moon. Pour les îliens, l’amour charnel était aussi naturel que la croissance, mais ils étaient réservés, sur leur vie privée ; elle avait donc passé bien des heures en méditations solitaires qui, trop facilement, devenaient des rêves éveillés nostalgiques et envieux. Une des choses qu’elle avait apprises sur les sibylles et les devins, c’était qu’ils n’étaient pas plus qu’humains ; le chagrin, la colère, toutes les petites frustrations de la vie germaient toujours des graines de sa vocation, et l’enfer restait pavé de bonnes intentions. Elle avait ri, pleuré, souffert et rêvé des caresses de Sparks…
— Moon ?
Elle sursauta, prise de remords, en entendant la voix de Clavally.
— Tu vas bien ?
Clavally s’assit dans l’herbe à côté d’elle. Moon eut soudain la gorge serrée, elle ressentit une brusque émotion dépassant celle que toute question lui causait maintenant ; une abandonnée assoiffée de compassion. Elle se maîtrisa… tout juste.
— Oui… Mais parfois, je… Sparks me manque.
— Sparks ? Ton cousin ? Ah oui, je me souviens. Je vous ai vus ensemble. Vous disiez que vous vouliez rester ensemble pour toujours. Mais pourquoi n’est-il pas venu avec toi ?
— Il est venu ! Mais la Dame… l’a rejeté. Toute notre vie, nous avons parlé de faire cela ensemble… et puis Elle l’a refusé.
— Et tu es venue ici quand même.
— Il le fallait. Toute ma vie j’ai rêvé, attendu d’être une sibylle. D’avoir ma raison d’être dans le monde.
Moon changea de position, serra ses genoux contre elle tandis qu’un nuage cachait brusquement le soleil et à leurs pieds, la mer devint dans son ombre d’un gris maussade.
— Et il ne pouvait pas le comprendre. Il a dit des choses stupides, méchantes. Il… Il est parti pour Escarboucle ! Il est parti furieux. Je ne sais pas s’il reviendra un jour.
Elle leva les yeux vers ceux de Clavally et y vit la compassion contre laquelle elle se défendait depuis si longtemps, elle comprit qu’elle avait eu tort de porter seule son fardeau.
— Pourquoi la Dame ne nous a-t-Elle pas choisis tous les deux ? Nous avons toujours été ensemble ! Elle ne sait donc pas que nous sommes pareils ?
— Elle sait que vous ne l’êtes pas, Moon. C’est pourquoi Elle n’a choisi que toi. Il y avait en Sparks quelque chose qui n’est pas en toi, ou le contraire, alors quand Elle a frappé vos cœurs, là dans la grotte, Elle a entendu une fausse note du sien.
— Non ! s’écria Moon en contemplant l’île du Choix où des nuages s’amoncelaient. Je veux dire qu’il n’y a rien de mauvais chez Sparks. Est-ce parce que son père n’était pas un Étésien ? Parce qu’il aime la technologie ? La Dame pensait peut-être qu’il n’était pas un vrai croyant ? Elle ne prend pas d’Hiverniens pour en faire des devins.
Moon passait une main entre les herbes salées, comme pour y chercher une explication.
— Si, elle en choisit.
— Vraiment ?
— Oui. Danaquil Lu est hivernien.
— Ah ? Mais… comment ? Pourquoi ? J’ai toujours entendu dire… tout le monde dit qu’ils ne sont pas croyants. Et… Et qu’ils ne sont pas comme nous.
— Les voies de la Dame sont impénétrables. Il y a une espèce de puits au cœur d’Escarboucle, qui plonge dans la Mer du haut du palais de la reine. Lors de sa première visite à la cour, Danaquil Lu a franchi le pont qui enjambe le puits… et la Mère de la Mer l’a appelé et lui a dit qu’il devait être un devin… Les gens sont des fruits doux et amers à la fois, où qu’on les trouve. La Dame cueille ceux qui conviennent à Ses goûts, et ne semble pas se soucier qu’ils L’adorent, ou autre chose, murmura Clavally et son regard se fit lointain, tourné vers les cavernes de la falaise. Mais peu d’Hiverniens essaient de devenir devins parce qu’on leur enseigne que c’est une folie, ou du charlatanisme superstitieux. Il est rare qu’ils en voient car les devins n’ont pas le droit de pénétrer à Escarboucle. Les extramondiens les haïssent, je ne sais pas pourquoi. Et quoi que les extramondiens haïssent, les Hiverniens le détestent aussi. Mais ils croient à la force de la vengeance de la Dame… Ils ont une perche, terminée par un collier hérissé de pointes, pour que nul ne soit « contaminé » par du sang de devin…
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