Joan Vinge - La reine des neiges

Les Étésiens reviendraient bientôt ; le Changement leur donnait le signal d’un nouvel exode vers le nord et ils quitteraient les côtes équatoriales pour remplir le domaine de l’Hiver. À mesure que Tiamat se rapprocherait de la Porte Noire et que l’activité solaire des Jumeaux s’intensifierait, les basses latitudes deviendraient inhabitables, la mer se retournerait contre eux, sa vie aquatique se réfugierait dans les profondeurs des hautes latitudes et forcerait la population à en faire autant.

Les Hiverniens devraient partager avec elle l’éparpillement des îles et les vastes étendues océanes qui leur avaient appartenu, à eux seuls, et partager aussi une nouvelle existence précaire, sans le soutien extramondien. La noblesse quitterait la ville pour retourner dans ses plantations, qui n’étaient guère que des frontières pour la Chasse, et en faire une base préservant le fragile équilibre de la vie à laquelle les extramondiens les abandonnaient.

Et, au sein de ce chaos cyclique, Moon allait devoir créer un ordre nouveau.

— Je croyais qu’une fois arrivée à Escarboucle, mes problèmes seraient résolus. Mais ils ne font que commencer.

Son haleine plaintive se givra. Même là où ils marchaient tous les deux, apaisés par la présence de la mer, elle sentait peser sur elle le fardeau de l’avenir comme le poids de la ville au-dessus d’eux. Elle s’accouda à une vieille rambarde blanchie par le temps et contempla l’eau marbrée d’un vert-noir. Sparks se pencha à côté d’elle, silencieux comme il l’avait été durant toute la journée, essayant de tirer le meilleur parti de ce qu’il ne pouvait changer, d’accepter que le Changement agît sans discrimination et confondît ses favoris et ses victimes.

— Tu as des partisans, maintenant. Et tu en auras d’autres. Tu ne seras pas seule. Tu les auras toujours autour de toi, dit-il d’une voix maussade, en s’écartant un peu d’elle.

Elle savait que tous ceux sur qui elle devrait compter maintenant n’ignoraient pas ce qu’il avait été ; et, même s’ils cessaient de le haïr, ils le lui rappelleraient toujours, et n’empêcheraient pas qu’il continue à se haïr lui-même.

— Personne ne règne seul… Pas même Arienrhod.

— Je ne suis pas Arienrhod ! s’écria-t-elle, comprenant trop tard que ce n’était pas ce qu’il avait voulu dire. Je croyais que tu…

— Il ne s’agit pas de ça !

— Je sais.

Mais elle savait qu’une partie de Sparks verrait toujours Arienrhod quand il la regarderait, parce qu’Arienrhod serait toujours là, devant ses yeux, toujours là pour leur faire craindre de se regarder franchement. Elle essuya la rosée du soir sur sa figure. Au-delà du surplomb de la ville dominatrice, elle voyait la bande horizontale du couchant à l’ouest, un arc-en-ciel agonisant.

— Quand verrons-nous jamais un autre arc-en-ciel, maintenant ? Allons-nous devoir vivre toute notre vie sans en voir un ?

Quelque chose brisa la surface de l’eau au-dessous d’eux, faisant doucement intrusion dans la conversation. Moon vit une tête bringée luisante s’élever vers elle. Elle retint sa respiration, elle entendit la protestation involontaire de Sparks…

— Non !

— Sparks !

Elle lui saisit le bras alors qu’il voulait reculer, le retint.

— Attends ! Reste.

— Qu’est-ce que tu veux me faire, Moon ? gémit-il.

Mais elle ne répondit pas, se baissa en l’entraînant avec elle, l’attira ; les broderies perlées de son châle vert diaphane tintèrent sur la jetée de bois. Elle tendit le bras jusqu’à ce qu’elle sente sous sa main le corps foncé de l’ondin.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

L’ondin solitaire la regarda de ses yeux d’ébène impassibles, comme s’il n’avait aucune réponse, même pas dans son propre esprit. Mais il ne s’enfuit pas, il se maintint sur place à petits coups de nageoires, battant en cadence l’eau sombre où flottaient des épaves. Il se mit à chanter tristement, une seule voix d’un chœur perdu, d’un refrain oublié. Les chants… pourquoi chantez-vous ? Est-ce davantage que des chants ? Pourraient-ils dire votre utilité, votre devoir, votre raison d’être, si vous pouviez seulement comprendre ? Moon sentit soudain son cœur battre. Ngenet ! Ngenet l’aiderait à apprendre. Et si elle avait raison, à lui enseigner comment leur apprendre…

Elle l’avait aperçu dans la foule, aujourd’hui, elle avait vu sur son visage la fierté et l’espoir, mais elle n’avait pas pu le rejoindre. Et elle avait vu aussi le souvenir impardonnable dans ses yeux quand il avait découvert Sparks à côté d’elle. Elle gardait la main de Sparks serrée, elle la retenait contre sa résistance tremblante, la tirait au-dessus de l’eau. Il gémit, comme si elle lui approchait la main d’un feu. L’ondin les regardait tour à tour, énigmatiquement ; et puis il replongea dans l’eau sombre sans toucher Sparks.

Moon le lâcha, regarda sa main étendue au-dessus de l’eau de son propre accord. Lentement, Sparks la ramena vers lui, la regarda fixement, appuyé contre la balustrade.

Moon entendit derrière eux les murmures incrédules de sa suite étésienne, les omniprésentes Bonaventure qui avaient semblé la suivre en essayant de la guider toute la journée. Elle s’était attiré leur hostilité par sa désobéissance, en se dérobant au rite qu’elles attendaient et elle savait que leurs antécédents royaux pouvaient en faire de dangereuses ennemies à l’avenir. Elle leur en voulait encore plus, maintenant, alors qu’elle avait besoin de ce moment de solitude avec Sparks, dans l’intimité de son chagrin. Elle comprenait enfin qu’en devenant reine, elle ne gagnait pas sa liberté absolue mais la perdait.

— La Mer n’oublie jamais. Mais la Mer pardonne, Sparks, murmura-t-elle. Il faut simplement du temps.

Elle lui caressa les cheveux, lui prit le menton, encadra sa figure mouillée de larmes avec ses mains humides et froides, sentant sa honte comme un nouveau petit glaçon de doute.

— Une vie entière ne suffira pas.

Une dague, plongée par lui-même. Il ne serait jamais à sa place ici, ni ailleurs, tant qu’il n’aurait pas fait la paix avec lui-même.

— Ah, Sparks ! La Mer est témoin que tu tiens mon cœur, toi seul, maintenant et à jamais.

Elle prononça le serment comme un défi, les mots seuls répondant à son besoin de combler le vide qui était en lui.

— La Mer est témoin…

Il répéta les mots tout bas ; sa force, sa résistance l’abandonnèrent.

— Sparks… La journée est finie, ici, même si elle ne finit jamais à Escarboucle. Trouvons-nous un abri pour ce soir, où nous pourrons oublier que je suis reine, où je pourrai l’oublier… (Elle regarda par-dessus son épaule le groupe des Bonaventure. Mais demain ?) Demain tout reprendra sa place. Demain, nous serons délivrés d’aujourd’hui, et ensuite…

Elle écarta ses cheveux de ses yeux et contempla de nouveau la mer assombrie, où il ne restait aucune trace du sacrifice de l’aube. La Mer demeurait, sublime dans Son indifférence, miroir imperturbable de la vérité universelle. Aujourd’hui ne finit jamais à Escarboucle… demain viendra-t-il vraiment un jour ? Moon vit l’avenir mourir sous l’eau noire, l’avenir qui ne naîtrait jamais, si elle échouait, si elle trébuchait, si elle faiblissait un seul instant…

— Sparkie, j’ai peur, souffla-t-elle farouchement à son oreille.

Il la serra contre lui et ne répondit pas.

Jerusha se tenait dans la flamboyante lueur d’enfer de l’aire d’embarquement illuminée de rouge, sous le vaste parapluie du vaisseau en suspension. Le dernier vaisseau, embarquant les derniers de ses officiers de police, les derniers extramondiens à quitter Tiamat. Durant la frénésie des quelques jours passés, les vaisseaux de l’Assemblée s’étaient déjà placés sur leur orbite planétaire, en compagnie d’autres vaisseaux en position pour prendre à leur bord les marchands irréductibles et les réfugiés épuisés du Festival, amenés par les navettes.