Mais, après avoir perdu Moon, après avoir trouvé Sparks, après avoir conçu de nouveaux plans fondés sur elle-même, elle avait perdu tout cela de vue. Elle avait oublié que son amant et elle devraient vieillir et se résigner à une vie dure, afin de garder en vie l’Hiver et son héritage. Non, pas oublié, elle l’avait négligé parce que le grand but, la grande chance d’immortalité surpassait tout.
Cependant, elle avait échoué, totalement, absolument. Elle allait finir à jamais, dans ce petit matin, devenir une des nombreuses reines oubliées qui avaient vécu et étaient mortes pour rien. Et elle n’était pas prête à mourir ainsi ! Non, non, pas sans laisser son héritage à l’avenir ! Elle les maudissait tous, tous ces bâtards d’extramondiens, qui avaient ruiné son projet d’avenir, pour garder le leur intact. Elle maudissait les imbéciles qui procéderaient joyeusement à leur purge de la science… Elle se tourna à droite et à gauche, frémissant d’une rage impuissante.
— Qu’est-ce qu’il y a, Arienrhod ? Tu as enfin compris que c’était la fin ?
Elle se figea, les yeux sur Starbuck.
— Qui es-tu ?
À peine chuchotés, les mots étaient plus forts que les hurlements de la foule.
— Qui es-tu ? Tu n’es pas Starbuck !
Elle s’arracha au bras qui l’encerclait. Sparks… Ah, dieux, qu’as-tu fait de lui ?
— Je suis Starbuck. Ne me dis pas que tu m’as déjà oublié, Arienrhod, dit-il en lui serrant la main dans une poigne d’acier. Ça ne fait que cinq ans.
Il tourna sa tête masquée pour qu’elle puisse voir ses yeux, des yeux marron impitoyables frangés de longs cils noirs…
— Herne ! Ce n’est pas possible… Dieux, tu ne peux pas m’avoir fait ça ! Espèce d’infirme, tu es mort, tu ne peux pas être ici, je ne le permettrai pas ! ( Ah, Sparks… Sparks, où es-tu ? ) Je vais leur dire que tu n’es pas le vrai Starbuck !
— Ils s’en moqueront, répliqua-t-il et elle sentit son sourire. Ils veulent simplement un extramondien à jeter à la mer. Ils se moquent de son identité. Tu le devrais aussi.
— Où est-il ? demanda-t-elle, affolée. Où est Sparks ? Qu’est-ce que tu lui as fait ? Et pourquoi ?
— Ainsi, tu l’aimes tant que ça ! gronda Herne. Au point de le vouloir dans la tombe avec toi ? (Un rire noir.) Mais pas assez pour le laisser vivre sans toi… ou avec ton autre « moi ». Cupide jusqu’au bout. J’ai changé de place avec lui, Arienrhod, parce qu’il ne t’aime pas assez pour mourir pour toi… et moi si. (Il pressa contre son front la main qu’il tenait.) Arienrhod… Tu m’appartiens, nous faisons la paire, tous les deux. Tu n’es pas faite pour cette lavette ; il n’a jamais été assez homme pour t’apprécier.
Il la lâcha et elle cacha ses mains sous sa cape.
— Si j’avais un couteau, Herne, je te tuerais moi-même !
Je t’étranglerais de mes mains… Il rit encore.
— Tu vois ce que je veux dire ? Qui d’autre que moi voudrait passer l’éternité ainsi ? Tu as déjà essayé de me tuer une fois et je regrette que tu n’aies pas réussi. Mais tu m’as raté et maintenant je réaliserai mon vœu, et aussi ma vengeance. Je vais t’avoir éternellement à moi, rien qu’à moi, et tu passeras ton éternité à me haïr pour ça. Et, comme tu disais, mon amour, l’éternité c’est long.
Arienrhod s’enveloppa dans sa cape, se replia sur elle-même, ferma les yeux pour ne plus le voir. Mais le chant des courtisans ne pouvait couvrir les lamentations et les railleries de la foule ; il s’introduisait dans ses pores et alourdissait son désespoir d’une substance et d’un poids mortels.
— Tu ne veux pas savoir comment j’ai fait ? Tu ne veux pas savoir qui m’en a persuadé ?
La voix moqueuse de Herne se mêla aux voix de la foule. Elle ne répondit pas, sachant qu’il le lui dirait quand même.
— C’est Moon. Ton clone, Arienrhod, ton autre « moi ». Elle a tout arrangé, elle a fini par te l’enlever quand même. Elle est ton clone, pas de doute… personne d’autre ne sait comme toi imposer sa volonté.
— Moon…
Arienrhod serra les dents et garda les yeux fermés. Pour la première fois de sa vie, ou du moins depuis bien longtemps, elle était assaillie par la peur de perdre le contrôle d’elle-même en public. Rien d’autre que cela ne pouvait la briser, rien d’autre que perdre tout ce qui avait un sens. Et savoir que ce dernier coup lui était porté par elle-même ! Non, bons dieux, cette fille n’a jamais été moi… c’est une étrangère, une ratée ! Mais elles l’avaient aimé, toutes les deux… Sparks avec ses yeux d’un vert d’été, avec ses cheveux et son âme de feu.
Et, non seulement ce double défectueux de son âme l’avait défiée, avait échappé à sa malédiction, mais elle avait repris, volé Sparks ! Et remplacé par… par ce… Elle jeta un coup d’œil à Herne, en se griffant les bras. Au même instant, elle huma un air marin, vif et salé ; ils arrivaient dans la ville basse. La fin du voyage de sa vie était en vue. Ah, faites, faites que ça ne finisse pas comme ça ! Elle ne savait pas à qui elle adressait sa prière, pas aux dieux creux d’extramonde, pas à la Mer des Étésiens… si, peut-être à la Mer qui était sur le point d’accepter le sacrifice de sa vie, qu’elle croie ou non à la vieille religion. Elle n’avait mis sa foi en aucune autre puissance que la sienne, depuis qu’elle était reine mais, à présent que cette puissance lui était retirée, elle prenait conscience de son accablante impuissance, suffocante comme les eaux froides de la mer…
Le cortège arriva à la dernière pente, au bas de la Rue, et descendit par la large rampe vers la rade qui s’étendait sous la ville. L’éternelle foule était encore plus dense, un mur d’humanité, massif, une muraille de têtes d’animaux grotesques. Les litanies et les lamentations montaient à la rencontre d’Arienrhod, des acclamations accueillaient l’apparition du chariot roulant en éveillant des échos dans l’immense caverne marine. Le froid humide de l’extérieur la fit soudain frissonner, mais son visage conserva sa fierté.
Devant elle, au-dessous, elle voyait des tribunes décorées de banderoles rouges, au bout de la jetée, des gradins bondés de dignitaires extramondiens et de notables influents des grandes familles étésiennes. À la tribune d’honneur, la mieux placée, elle aperçut le Premier ministre et les membres de l’Assemblée, déjà démasqués comme si leur dignité leur interdisait de participer à ce rite païen, qui la regardaient approcher, sans sourire. Elle eut une impression de déjà vu. Oui, elle avait déjà vu ce tableau, plus d’une demi-douzaine de fois, mais seulement une fois comme celle-ci, la première, quand elle était la nouvelle reine au pied de la jetée et regardait passer par ce même chemin la dernière des Reines d’Été… et l’envoyait triomphalement dans les eaux glacées.
Tout le reste, tous les autres Festivals, n’avaient été que des répétitions en costumes de dernier Changement, celui-ci. On avait choisi la Reine d’un Jour selon les mêmes règles rituelles anciennes, pour qu’elle règne sur la Nuit des Masques et fasse ce trajet à l’aube. Mais on n’avait donné à la mer, sur son ordre, que deux effigies et aucune vie humaine.
Seuls les membres de l’Assemblée et elle étaient restés inchangés, comme le rite lui-même, au cours de ces autres Festivals, durant ces longues années. Mais cette dernière fois verrait sa fin et la fin de tous ses efforts pour se libérer d’eux, tandis que le système qu’ils symbolisaient et eux-mêmes persisteraient éternellement. Elle crispa les mains sur l’étoffe soyeuse de sa robe, en rêvant de pouvoir tous les entraîner avec elle. Mais il était trop tard, trop tard pour tout.
Читать дальше